Former à « l’environnement » ? Où en sont les enseignants-chercheurs ? (Biais – 2/3)

Cet article cherche à restituer la vision que j’ai de l’enseignement supérieur et plus particulièrement des écoles d’ingénieur à un instant t. Et pour le moment, j’ai l’impression que bien peu est fait en faveur de la prise en compte de l’environnement (quelque définition qu’on donne à ce terme). Quelques cursus spécifiques existent, mais dans l’ensemble, hormis les rares personnes passionnées par le sujet, peu d’étudiants et d’enseignants sont vraiment au fait des enjeux écologiques. Ils ne sont en cela d’ailleurs pas très différent du reste de la société !

Cette série de trois articles vise à présenter l’état de mon opinion sur le sujet que je m’apprête à traiter dans une thèse. Pour cette raison, il ne sera pas particulièrement sourcé et ne vise pas à constituer un état des lieux des recherches scientifiques sur la question. Pour une bonne part, il s’agit d’une généralisation, probablement abusive tirée de mon expérience personnelle et des quelques ressources que j’ai lu sur le sujet pour le moment.
La première partie est ici :
Mon itinéraire intellectuel d’aspirant chercheur (Biais – 1/3)
La troisième, là :
Vous avez dit « environnement » ? (Biais – 3/3)

Harry Potter et la Chambre des Secrets (2002) de Chris Columbus

Rapport à la science & rapport à la politique


En dehors de la question de l’environnement en tant que telle, j’ai le sentiment que les questions épistémologiques sont très peu traitées et les cursus reconduisent des séparations disciplinaires, un cloisonnement strict entre sciences « dures » et sciences « molles » qui n’est pas questionné. L’épistémologie désigne la manière dont sont produites les connaissances scientifiques. Sous la double pression du devoir de réserve et de la prétendue « neutralité axiologique » du chercheur qui devrait se tenir à l’écart de toute opinion politique (ce qui signifie l’exact inverse de ce que Max Weber voulait dire !), les enjeux politiques sont complètement éclipsés laissant place à une approche technocratique sanctifiée par l’élitisme ambiant du milieu des écoles d’ingénieur. En somme, tout irait mieux si on laissait les experts décider sans avoir à en passer par la démocratie !

Dans les écoles d’ingénieur, j’ai l’impression qu’on rend les étudiants particulièrement solidaires des intérêts du patronat qui apparaissent comme les seuls intérêts tout court finalement. Pour être un peu plus précis, on ne place pas les étudiants dans une disposition critique vis à vis du champ professionnel dans lequel ils exerceront. On les pousse ainsi à exécuter les tâches qui leur seront confiées sans chercher à interroger la légitimité de la demande ou à faire apparaître la pluralité de réponses différentes qui pourraient y être apportées. Pourtant, l’efficacité est un enjeu pleinement politique dans le sens où sa définition peut être le cadre d’un débat : parle-t-on de l’efficacité dans une économie capitaliste ? De l’efficacité, par exemple, en termes de multiplications des liens sociaux ou de préservation des milieux ?

C’est pour moi un problème car les enseignants se retrouvent à reconduire une vision pleinement biaisée du monde (on pourrait presque parler de conservatisme). Au-delà du biais, qui me semble inévitable, c’est en particulier la non-connaissance de leurs biais propres qui est gravement préjudiciable. Ce faisant, ils n’ont pas des perspectives réalistes sur le monde professionnel auquel ils préparent pourtant bon gré mal gré leurs étudiants. Ainsi pour tel enseignant de structure béton, la raréfaction du sable utilisé pour faire le ciment n’était même pas un sujet digne d’être abordé dans son cours et son intérêt pour le sujet était plus que limité. Pourtant, on peut s’attendre à ce que cela bouleverse un tant soit peu la manière dont on a de construire !

Des chercheurs-enseignants plus que des enseignants-chercheurs


Les enseignants-chercheurs sont tenus d’effectuer en parallèle de leurs activités de recherche, un certain nombre d’heures d’enseignement dans les établissements du supérieur. Ils valorisent néanmoins structurellement la recherche au-dessus de l’enseignement. En effet, l’essentiel de leur avancement de carrière est basé sur leur activité de chercheur qui est de plus en plus soumise à la pression du nombre de publications annuelles.

Par ailleurs, les enseignants-chercheurs ne sont absolument pas formés à la pédagogie (jusqu’en 2017!) et se retrouvent tous à apprendre sur le tas. Pour celles et ceux qui souhaitent améliorer leur pratique, des formations optionnelles existent bien dans certains établissements mais de facto, ce genre de formation sur la base du volontariat ne touche généralement que les enseignants déjà les plus réflexifs sur leurs pratiques – qui sont souvent déjà les plus doués. Si la question de l’éducation des enfants que ce soit à l’école ou à la maison déchaîne les passions, l’enseignement supérieur fait pâle figure à côté. Est-ce parce qu’il s’agit de former des adultes qui ont un peu plus pu choisir la filière dans laquelle ils sont?

Pink Floyd : The Wall (1982) d’Alan Parker

Quoi qu’il en soit, cet état de fait produit chez les enseignants un grand nombre d’idées reçues sur la pédagogie, sur les étudiants, sur les méthodes d’évaluation à utiliser… Beaucoup sont également dans un mimétisme des pratiques qu’ils ont subi. De façon récurrente j’ai aussi rencontré un certain pessimisme des enseignants estimant qu’ils n’ont plus assez d’heures pour bien faire leur travail et que le niveau des étudiants diminuerait. Vrai ou non, cela semble en conduire certains à conserver le même contenu en se contentant d’accélérer la cadence pour faire face à la diminution du nombre d’heures.

Le diktat des « bases scientifiques » qu’il serait nécessaire de maîtriser absolument laminent une bonne partie de la complexité et poussent les enseignants-chercheurs à n’évoquer qu’à la marge les questions ou les controverses contemporaines et les exemples concrets d’application des sciences qu’ils enseignent. Pour reprendre l’exemple de la formation des ingénieurs, le public, la société, les autres citoyens sont complètement absents. Loin de s’appuyer sur leur propre travail de chercheur ou sur leurs expériences personnelles, beaucoup d’enseignants livrent un enseignement aseptisé et lisse qu’ils reconduisent avec peu de passion d’une année sur l’autre. Ce faisant, on aboutit à des approches très abstraites des disciplines scientifiques qui ne s’attachent que peu à intéresser les étudiants aux applications « concrètes » qui en découlent ou aux problèmes qui pourraient les préoccuper. Dans cette logique, il serait nécessaire de maîtriser l’ensemble de la discipline pour pouvoir saisir quoique ce soit à l’actualité de celle-ci. On est ici aux antipodes des approches développées dans le cadre de la vulgarisation scientifique par exemple.

Une pluridisciplinarité peu développée sur fond d’opposition entre sciences « dures » et sciences « sociales »


Généralement, si les formations se présentent comme pluridisciplinaires, le niveau de « mélange » des disciplines est très limité, on pourrait parler de pluridisciplinarité par juxtaposition. Ce dispositif est clairement préjudiciable aux sciences sociales en école d’ingénieur. En effet, celles-ci ne bénéficient pas de l’aura scientifique qu’ont les approches plus mathématiques, consacrées notamment par les classes préparatoires comme LA matière gage d’excellence. Leur épistémologie est jugée friable voire carrément non fiable par une grande partie des étudiants qui s’autorisent des remises en question publiques dont on peut toujours attendre l’équivalent dans les sciences « dures ». La philosophe Isabelle Stengers a une jolie formule pour désigner ce phénomène : les scientifiques sourient dans leur barbe face aux sciences sociales. Autrement dit, ce qu’ils entendent est pour eux une plaisante curiosité, mais au fond, ils savent ce qui est réellement important et s’en retourneront à leurs pratiques habituelles sans y changer quoi que ce soit.

De plus, cela place les sciences sociales dans une position inconfortable en leur donnant régulièrement pour responsabilité de conduire les étudiants au développement de leur esprit critique, de leur éthique ou de leur responsabilité. Quand bien même les étudiants sont légitimement intéressés par ces contenus, sans participation active des enseignants de sciences « dures », les apports qu’ils ont reçus resteront à la marge et ne seront jamais contextualisés concrètement. Pour forcer le trait, on peut ajouter que le monde professionnel se chargera ensuite de finir de délégitimer tout questionnement sortant du cadre purement productiviste ou de le résumer à du marketing ou du développement personnel.

La liberté de l’enseignant-chercheur


Pour autant, les enseignants-chercheurs n’en sont pas moins dans une situation de grande liberté. La pratique de l’évaluation des enseignements est encore peu développée et peu contraignante. Ils disposent d’une indépendance hiérarchique vis-à-vis de ou des établissements dans lesquels ils enseignent, étant directement rattachés au Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche (et de l’Innovation). De plus, on l’a dit, leur statut professionnel les poussant à s’investir relativement peu dans l’activité d’enseignement, il n’y a pour ainsi dire aucun espace d’échange autour des pratiques pédagogiques et il est comme impensable d’aller juger ce que fait un collègue. D’ailleurs, pour juger, il faudra déjà connaître ce dont il est question. Les choses semblent se répéter inlassablement : tel enseignant interrogera ses étudiants sur ce qu’ils ont fait dans les autres matières quand tel autre s’offusquera qu’ils n’aient pas abordé une notion sans pour autant dépasser le stade de l’indignation ponctuelle. Tout se passe comme si la majorité des enseignants n’avaient aucune idée du contexte dans lequel ils interviennent, aucune idée de l’état des connaissances des étudiants avec qui ils se retrouvent.

Si j’ai évoqué là les travers les plus négatifs des enseignants-chercheurs, il me faut dire un mot de quelques uns que j’ai pu croiser et qui présentent des traits intéressants. Pour ces enseignants plus critiques, l’introduction de contenus liés au développement durable constitue une prescription dogmatique dangereuse pour les formations du supérieur. Peut être que l’approche « pragmatique » que j’ai hérité de l’école d’architecture me joue-t-elle des tours, mais je ne peux pas me défaire d’une interrogation profonde :

Considérant le niveau de contrôle limité qui s’exerce sur les enseignants, qu’est-ce qui empêche de prendre ces contenus comme des prétextes pour s’approprier les questions environnementales avec un point de vue pluraliste ? Mais encore, si le péril dogmatique du développement durable fait que ce genre d’enseignants critiques déserte le terrain des enjeux écologiques, n’est-ce pas les laisser aux mains de personnes moins précautionneuses ?

Le cercle des poètes disparus (1989) de Peter Weir

Ce faisant, on ne participe absolument pas à faire se rejoindre la critique sociale et la critique environnementale et on laisse les étudiants démunis face aux différentes idéologies qui s’empareraient des enjeux écologiques. Si l’on souhaite conserver une approche pluraliste – et c’est mon cas – il faut être au contraire capable d’identifier les différentes nuances idéologiques et la manière dont celles-ci vont interpréter la crise environnementale que nous vivons.

Un enseignant de sociologie urbaine que je connais défendait cette position tout en reconnaissant avec regret devoir former ses étudiants à la fabrique de la ville néolibérale. Ce faisant, il s’efforçait d’expliquer aux étudiants les mécanismes rudimentaires de la spéculation et la manière dont le marketing urbain et le tourisme transformait les villes au détriment de ses habitants les plus précaires. Je ne pense pas qu’il faisait de l’idéologie en fournissant dans ses cours de pareils outils d’analyse, pourquoi serait-ce impossible au sujet des problématiques environnementales ? Avait-il le sentiment que c’était ses cours qui allaient être amputés pour laisser place à du contenu estampillé « développement durable » ? Mais là encore, qu’est ce qui empêche de montrer en quoi les mécanismes capitalistes de définition des prix de l’immobilier ou de modification du rôle de la puissance publique rendent difficiles l’émergence d’une ville qui soit durable, résiliente, etc. ? J’avoue ne pas bien comprendre quels contre-arguments on pourrait apporter à cet objectif.

Conclusion provisoire


Les positions tenues ici n’engagent que moi et viennent beaucoup de mon propre parcours d’étudiant intéressé aux questions de pédagogie. Il est possible que ce propos puisse être en décalage avec le ressenti des enseignants eux-mêmes, mais il faut plutôt le voir comme une invitation – un peu acide, certes – à la discussion. Comptant moi-même finir comme enseignant-chercheur, je serais ravi d’échanger sur les aspects positifs et négatifs du métier !

Hugo Paris,
Le 5 octobre 2020

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