Mon itinéraire intellectuel d’aspirant chercheur (Biais – 1/3)


Que faire de ses biais en recherche ?


Traiter un sujet brûlant et contemporain en sciences sociales comme l’enseignement des questions environnementales impose une certaine rigueur mais comment analyser objectivement un tel sujet ? Quelle place donner à ses propres engagements passés et présents ? Comment distinguer son opinion de citoyen de son travail de recherche ?

Un bon début pour traiter ces quelques questions c’est de faire le point sur ses propres biais pour pouvoir s’interroger ensuite sur la manière dont ceux-ci pourront intervenir dans le processus de recherche. C’est donc ce que je vais essayer de faire dans cette série de trois articles. Celle-ci ne sera pas particulièrement sourcée et ne vise pas à constituer un état des lieux des recherches scientifiques sur le sujet de thèse que je vais traiter dans les années qui viennent. Pour une bonne part, il s’agit d’une généralisation, probablement abusive tirée de mon expérience personnelle et des quelques ressources que j’ai lu sur le sujet pour le moment. Je commencerai par aborder le parcours intellectuel et militant que j’ai suivi ces dernières années mais les suivants. Le suivant sera consacré à la manière dont j’envisage le tableau de l’enseignement supérieur. Le dernier portera sur l’état de la recherche sur l’intégration de l’environnement dans les formations et permettra de commencer à traiter l’épineuse question de ce que l’on met derrière ce mot-valise d’« environnement »

Le Hobbit, un voyage inattendu (2012) de Peter Jackson

Itinéraire


Je pense m’être beaucoup construit après mon adolescence sur une vision assez déterministe du monde en dialogue permanent avec une tradition héritée de Friedrich Nietzsche puis Albert Camus autour de la notion de révolte et de la capacité de construction de nouvelles valeurs qui m’a conduit à me positionner progressivement à la gauche du spectre politique. En découvrant la sociologie façon Pierre Bourdieu, j’y ai trouvé des armes critiques importantes pour tenir en échec la rhétorique néolibérale ambiante et façonner une autre vision du monde social. Pour tout ça, je pense que je peux remercier le gros travail de vulgarisation de vidéastes comme Usul (et en particulier dans l’émission « Mes Chers Contemporains ») ou Dany Caligula qui m’ont beaucoup accompagné dans ces années d’arrivée à l’âge adulte.

La philosophie a les mains propres, mais n’a pas de mains !

Mon cursus en école d’architecture a été également une étape importante qui m’a fait me débarrasser d’une certaine tendance à la « pureté idéologique » (« si ce n’est pas complètement parfait/anticapitaliste/etc, mieux vaudrait ne rien faire ») pour une approche plus pragmatique orientée vers le faire. Concevoir de l’architecture, c’est faire ce qu’on peut avec ce qu’on a, qu’il y ait quelque chose d’inabouti plutôt que rien. C’est aussi un peu quitter l’utopie pour chercher à construire dans un contexte précis. Avec une telle mentalité, on est potentiellement tout à fait prêt à s’aliéner dans le monde du bâtiment pour poursuivre à notre corps défendant un aménagement du territoire écocidaire et néolibéral en essayant de faire de son mieux! Ma petite « originalité » par rapport à cette voie toute tracée, ça a été de préférer au monde du bâtiment d’autres structures institutionnelles à essayer de faire « changer de l’intérieur » : en l’occurrence l’enseignement supérieur.

Théo Padovani, « La philosophie faite bâtiment » (ft. Gilles Deleuze)

J’aurais tendance à dire que les institutions publiques ont cela de différent des entreprises privées que la rentabilité et la croissance économique ne sont a priori pas ses objectifs premiers. Qu’elles soient de plus en plus marquées par ces préoccupations ne fait aucun doute, mais cela laisse une petite marge de résistance qui me semble plus délicate à trouver ailleurs. Pour être parfaitement honnête avec moi-même, il me faut dire que je demeure convaincu qu’un changement majeur de société est nécessaire et qu’il faudra sans doute en passer par un moment révolutionnaire pour abattre le capitalisme mondialisé. Mais en attendant la Révolution… La société qui viendra ensuite aura sans doute besoin de cadres, de techniciens, d’intellectuels même si leur pratique et leur recrutement seront bouleversés. Ainsi se poser aujourd’hui la question de ce que seront ces cadres et de comment les former apparaît comme un sujet central pour moi. Cela justifie ainsi de s’intéresser à l’enseignement supérieur et sur comment instiller ce monde d’après chez les jeunes qui sont un/des groupe(s) privilégiés pour porter ces transformations. On pourra cela dit m’opposer de renforcer ainsi la légitimité d’un groupe social limité (les ingénieurs par exemple) ce qui ne me semble pas totalement faux. Pour autant, de façon pragmatique, toucher ces groupes privilégiés ouvre la possibilité de transformations directes des organisations productives.

Écologie et capitalisme

Mon intérêt pour l’écologie est venu dans un second temps après m’être penché sur les questions politiques plus traditionnelles que sont la justice, l’organisation du pouvoir politique, la (re)distribution des richesses, etc. Je ne saurais vraiment retracer les éléments qui m’ont vraiment marqué mais dans mes souvenirs le sujet de l’écologie ne m’est apparu clairement qu’après avoir été familiarisé avec le caractère systémique de l’économie capitaliste. C’est dans le livre Les Trois Écologies de Felix Guattari que j’ai trouvé une articulation intéressante des différents concepts Pour moi, les problèmes écologiques arrivent comme une conséquence du système capitaliste (l’exploitation toujours plus intense des ressources matérielles et humaines). La spécificité de cette conséquence un peu particulière, par rapport aux autres plus sociales, c’est qu’il y a ici mise en péril de l’ensemble des vivants sur Terre, c’est qu’il y a jusqu’à la remise en question de la survie des individus. Ajoutez à cela les imaginaires post-apocalyptiques abondamment véhiculés dans les jeux vidéos, les films et la littérature et on a un tableau assez glaçant.

The Last of Us (2013), Naughty Dog

Par la suite, lors de ces dernières années passées à l’INSA, j’ai notamment découvert Luc Boltanski et Bruno Latour qui m’ont beaucoup chamboulé dans ma façon de voir les choses en politique comme en science.

Luc Boltanski : chacun est capable de critique

Le premier m’a particulièrement marqué par sa sociologie de la critique développée dans ses ouvrages La Justification (avec Laurent Thèvenot, 1991) et Le Nouvel Esprit du Capitalisme (avec Eve Chiapello, 1999) remettant en cause le déterminisme bourdieusien qui, on peut le dire, apparaît parfois comme très (trop?) monolithique. En effet, si nous sommes dominés au plus profond de notre « inconscient », pourquoi existe-t-il des critiques récurrentes de l’ordre social et des mouvements sociaux pour forcer les changements?

Luc Boltanski (Ulf ANDERSEN/GAMMA-RAPHO)
Luc Boltanski (Ulf ANDERSEN/GAMMA-RAPHO)

Pour répondre à cette question, Boltanski relève un ensemble de référentiels de justification à l’action humaine (« les cités ») que les personnes peuvent mobiliser successivement dans leurs aspirations à la justice. L’ordre social n’est alors pas monolithique, mais relève de compromis entre des familles de valeurs différentes. La coexistence de ces référentiels permet donc le pas de côté nécessaire pour pouvoir porter une critique et réclamer des ajustements de l’ordre social en s’appuyant sur l’un ou l’autre de ces référentiels, voire par la constitution d’un nouveau cadre cohérent. On trouvera un très bon résumé en vidéo par Le Stagirite d’une bonne partie du livre ici : https://www.youtube.com/watch?v=k0Rjcf_rquk avec en particulier le sujet de la dichotomie entre critique artiste du capitalisme (qui conteste le désenchantement du monde marchand et la répression des aspirations à l’autonomie et à la liberté) et critique sociale (qui dénonce les inégalités et l’exploitation) sur lequel je reviendrais un peu plus bas.

Bruno Latour : décrire le monde différemment

Latour a été aussi un bouleversement pour moi en ce qu’il porte son attention sur les scientifiques, mettant en avant leurs aveuglements, leur capacité à nier le caractère politique et subjectif de la recherche, pris dans le mythe de la modernité. Dans ses développements théoriques, il mobilise quantité d’exemples tirés de l’histoire des sciences pour montrer les bifurcations, les choix forts qui ont pu structurer ce champ en ce qu’il est devenu. Ayant découvert à peu près à la même époque le travail d’historiens de l’environnement et des techniques comme Jean-Baptiste Fressoz ou François Jarrige, je dois dire que cela m’a particulièrement touché, en particulier choqué que j’étais par l’absence totale d’apports historiques en école d’ingénieur (ce qui aide probablement à croire sérieusement en l’innovation et autres passions datées qui passent pour neuves).

Chez Bruno Latour, l’attention portée aux objets et aux contextes est également très intéressante pour analyser dans les faits ce qui met en lien les personnes avec les objets qu’ils utilisent mais aussi les structures et les institutions. Le sociologue propose pour méthode de chercher à voir comment les choses se configurent entre elles pour en donner une description plus fidèle plutôt que de convoquer des concepts abstraits supplémentaires. En cela, il pousse à abandonner la catégorie du « social » pour traiter les situations dans toute leur complexité (c’est-à-dire à la fois leurs parties prenantes humaines et non-humaines comme les objets, les lieux ou les autres animaux).

Son style étant par contre assez difficile à lire (car assez compliqué, surtout quand il s’aventure du côté de la philosophie), je ne suis pas certain d’avoir saisi toutes les subtilités et implications que la pensée qu’il développe peut avoir. Ça n’en fait pas vraiment un penseur facile d’accès, mais son site regorge de choses très différentes qui peuvent permettre par l’art par exemple de saisir un peu mieux la conception du monde à laquelle il nous invite. Mais reste que sa lecture m’a beaucoup enthousiasmé et donné envie d’explorer pleins de sujets.

La tête et les jambes (le cœur aussi !)


Dresser cette série de références cultivées n’aurait pas beaucoup de sens si je n’évoque pas la pratique qui les a accompagnées, je veux parler du militantisme.

Comme jeune militant, j’ai beaucoup été marqué par Nuit Debout au printemps 2016 par sa réappropriation démocratique de l’espace public et la (re)mise en débat de tout un tas de questions relative à l’organisation de la société et du travail. Cela a été pour moi le premier mouvement social que j’ai suivi et qui m’a aidé à passer de la réflexion aux formes multiples d’actions. Rétrospectivement, cela paraît naïf, mais j’ai été heurté par la prise de conscience de l’apolitisme ambiant de l’école d’architecture dans laquelle je faisais mes études. Plutôt qu’apolitisme, il faudrait sans doute parler de « préservation de l’ordre actuel » dans la mesure où défendre le statu quo d’une société néolibérale revient à défendre son cortège de dominations et ses choix politiques singuliers. Cela ne nous aura cependant pas empêché de coller des affiches, d’organiser quelques débats et une projection de film dans l’école, malgré, il est vrai, un nombre limité de participants.

Nuit Debout Lyon, place Guichard, Lyon 3e, printemps 2016

Par la suite, cela m’a amené à orienter mon projet de fin d’étude en architecture autour de la participation habitante comme outil de lutte politique pour proposer des alternatives à des projets insoutenables et inutiles avec en l’occurrence le cas du réaménagement du quartier de la Part-Dieu à Lyon. Vous pouvez retrouver le rendu du projet ici, j’en parle plus longuement . J’ai continué par la suite un bout de chemin avec le collectif Part-Dieu sur ces questions. Par rapport aux grandes questions de société de Nuit Debout, ici l’ancrage local était déterminant : comment mobiliser autour d’un quartier qui compte peu d’habitants mais beaucoup de passants ? Cela invite à des répertoires d’actions différents et un travail militant de longue haleine pour déconstruire les dispositifs de « concertation » organisés par les promoteurs du projet, matraqués par la communication et ne donnant aux habitants aucune influence d’aucune sorte.

[R.E.V.] : Jules Cadiergue, Théo Padovani & Hugo Paris, Renaturer la Part-Dieu, ENSAL, 2018

La dichotomie entre critique artiste et critique sociale du capitalisme qu’on retrouve chez Boltanski & Chiapello dont je parlais plus haut m’a également beaucoup marqué dans ma façon de penser les luttes, notamment au sein des collectifs Transition que j’ai contribué à fonder à l’INSA Lyon sur l’articulation entre une critique de la pédagogie (qui se rapproche de la critique artiste c’est-à-dire la contestation des modes de vie imposés avec ici l’ennui et le désintérêt que peuvent ressentir les étudiants) et critique des contenus de l’enseignement (qui s’adosse à la prise en compte de questions écologiques, c’est-à-dire sociales et environnementales). D’abord dans le département de génie civil et d’urbanisme dans lequel j’étais, puis à l’échelle de l’ensemble de l’établissement, ces collectifs étaient pour moi une réponse pour articuler ensemble des critiques présentes chez les étudiants et les enseignants. Le timing des grèves mondiales étudiantes pour le climat initié par des jeunes comme Greta Thunberg est tombé à point pour susciter une adhésion plus large à cette démarche bien que la pérennité du mouvement ne soit pas assuré. L’idée générale est de faire en sorte de rendre les étudiants plus actifs en faisant entendre leurs voix sur les contenus pédagogiques et l’organisation de leur formation. Je reviendrais plus en détail sur cette série d’évènements dans un article dédié dans la mesure où c’est un élément de contexte important des recherches que je vais mener.

En cheminant…


La thèse m’ouvre de nouveaux horizons de réflexion avec le champ des sciences de l’éducation que je connais encore assez mal. Mais en parallèle, en bonne partie grâce à la super chaîne de vulgarisation Game of Hearth, je me lance également dans l’exploration des penseuses et penseurs écologistes qui me paraissent un détour nécessaire pour envisager ces sujets de façon plus large et de prendre du recul par rapport à mes convictions fluctuantes. Je suis assez tiraillé pour le moment entre la curiosité pour ce nouveau territoire de réflexion que je connais que trop peu et la crainte de me laisser embarquer dans des choses trop abstraites (le jargon) et desquelles on ne pourrait pas tirer grand-chose d’utile. La curiosité prend le dessus pour le moment dans la mesure où cette tension entre nature et culture fait aussi frétiller mon imagination d’auteur amateur de fantasy. Il faudra d’ailleurs peut être que j’y consacre un article à l’occasion !

D’un point de vue militant, la thèse vise ici à accompagner (et à peser sur) un changement institutionnel dont la mesure et le contenu restent encore à définir. Il y a ici un front ouvert dans lequel s’affrontent différentes conceptions politiques de l’environnement, mais pas que. Il y a aussi une tension entre l’origine de l’électrochoc (la mobilisation étudiante) et le processus d’institutionnalisation (l’entrée de l’environnement dans les programmes de formation). Le risque étant que les étudiants (dans toute leur multiplicité) se retrouvent écartés des transformations et que celles-ci reproduisent le schéma dépolitisant et technocratique qui me semble à l’œuvre depuis longtemps déjà. Ça tombe bien, c’est de ça dont on parle dans le deuxième article de la série !

Hugo Paris,
Le 5 octobre 2020

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