Vous avez dit « environnement » ? (Biais 3/3)

Ce dernier article est un peu plus tourné vers la littérature scientifique existant autour de l’enseignement des questions environnementales. Comment ces questions sont-elles traitées ? Que pouvons-nous en tirer ? Si cela vous intéresse moins, je vous conseille de sauter directement à la partie consacrée aux multiples termes qui gravitent autour des questions « environnementales »

Cette série de trois articles vise à présenter l’état de mon opinion sur le sujet que je m’apprête à traiter dans une thèse. Pour cette raison, il ne sera pas particulièrement sourcé et ne vise pas à constituer un état des lieux des recherches scientifiques sur la question. Pour une bonne part, il s’agit d’une généralisation, probablement abusive tirée de mon expérience personnelle et des quelques ressources que j’ai lu sur le sujet pour le moment.
La première partie est ici :
Mon itinéraire intellectuel d’aspirant chercheur (Biais – 1/3)
La deuxième là :
Former à « l’environnement » ? Où en sont les enseignants-chercheurs ? (Biais – 2/3)

État de l’art très sommaire


Dans les sciences de l’éducation françaises, l’enseignement supérieur semble fortement sous-représenté. Quelques recherches existent autour de la formation des ingénieurs mais guère plus. Sans doute le champ à considérer est-il plus hétérogène que les cursus de la maternelle, du primaire ou du secondaire (qui sont coordonnés par un programme national). La sociologie de l’éducation insiste beaucoup sur l’identité professionnelle des enseignants, sur le milieu étudiant ou encore sur les processus institutionnels à l’œuvre mais finalement assez peu sur les choix faits au sein des formations et la réaction aux pratiques pédagogiques mises en œuvre. J’en profite pour conseiller à ce sujet l’excellent livre de Marie-Laure Viaud, Les innovateurs silencieux qui permet de bien comprendre comment le système universitaire français et ses pratiques ont pu évoluer pendant la seconde moitié du XXe siècle. Il faut cependant noter que globalement, cette littérature demeure très confidentielle pour l’essentiel de l’enseignement supérieur hormis les chercheurs directement inscrits dans ce champ. De façon générale, il me semble que les enseignants-chercheurs connaissent assez mal leur environnement proche (le monde universitaire et les écoles) en dehors de leurs collègues de laboratoire.

Une méfiance vis-à-vis du néolibéralisme

Que ce soit sur la question de « l’approche compétence » ou sur « l’éducation au développement durable » (le terme est notamment porté par l’ONU), on retrouve chez beaucoup de chercheurs une méfiance importante face à ce qu’ils considèrent comme un moyen d’acclimater l’enseignement à l’ordre néolibéral qui se caractérise par une conception utilitariste et individualiste des choses. Ceux-ci mettent en avant que cela se ferait au détriment du développement de l’esprit critique des étudiants. En bref, ils accusent l’EDD ou l’approche compétence d’être essentiellement des vecteurs d’idéologie.

« The Neoliberal Revolution » (de gauche à droite : Milton Friedman, Margareth Thatcher, Ronald Reagan, Tony Blair, David Cameron), Anonyme, Brighton

Ce faisant j’ai l’impression qu’on passe un peu à côté du sujet. Pour reprendre Bruno Latour, il me semble qu’on est là face à une sociologie du dévoilement révélant derrière les bonnes intentions des acteurs un projet quasi-inconscient qui est en réalité tout autre : la perpétuation d’un ordre capitaliste. Mais comment cela se fait-il? Je me retrouve ici face à un paradoxe apparent entre d’un côté une liberté d’action fantastique pour les enseignants sur le choix des contenus et les pratiques qu’ils peuvent mettre en place (avec certes un jugement social que les étudiants peuvent parfois exercer cruellement) et de l’autre, à la fois le sentiment de beaucoup d’enseignants d’agir de façon contrainte et sans passion combiné à une approche sociologique que j’ai retrouvé plusieurs fois qui décrit un monde écrasé par les préconisations institutionnelles, sommé de diffuser une idéologie stricte et aliénante. J’avoue avoir du mal à saisir quels sont les relais de ces contraintes auprès des enseignants. Même là où les préconisations sont plus anciennes comme à l’école primaire, l’EDD ne correspond pas à un corpus strictement défini, je n’ai pas eu vent d’inspecteurs de l’Éducation Nationale contrôlant la doctrine transmise par les activités associées au développement durable. Tout au plus avons-nous un faisceau trouble de bonnes pratiques, de guides méthodologiques, d’exemples d’activités proposées par d’autres. D’ailleurs une bonne partie de ce contenu semble davantage émaner d’associations et de réseaux professionnels plus que d’acteurs institutionnels qui auraient intériorisé les catégories de pensée néolibérales.

A dire vrai, si l’on s’engage sur l’intériorisation des catégories de pensée, en quoi ce phénomène serait-il spécifique à l’EDD? En toute logique il devrait transparaître dans l’ensemble des curriculums et non pas seulement à cette occasion. Pour tout dire, ces travaux m’ont laissé l’impression que l’EDD ne serait qu’un gigantesque Cheval de Troie destiné à passer outre la vigilance d’enseignants plus ou moins résistants à ces influences néolibérales. Une fois touchés, ils deviendraient alors les idiots utiles du développement durable, instillant innocemment un venin individualiste. Ainsi, dans les exemples étudiés, qui définit le développement durable ? Qu’est-ce que l’enseignant met derrière ces termes ? Est-on si certain que derrière cette appellation qui renvoie à une histoire idéologique assez claire (voir l’article d’Olivier Sigaut, L’éducation à l’environnement, entre politique et politiques publiques, 2011), l’acception est réellement partagée ?

On peut s’attendre à trouver derrière ces mots une véritable diversité qui dépendrait à la fois de la culture politique de l’enseignant, de ses connaissances autour des thématiques environnementales, mais aussi de ce qu’il s’imagine être sa mission comme fonctionnaire. En découvrant le travail de Serge Audier ou de Pierre Charbonnier, j’ai été presque saisi d’un vertige de constater tout ce qui avait pu être écrit sur le sujet – et largement oublié dans le débat public, du niveau de formalisation de la critique environnementale (chez l’anarchiste Elysée Reclus par exemple) mais aussi du productivisme lui-même (depuis Ernest Solvay en passant par le plus connu Saint-Simon) dès le début du XIXe siècle.

En essayant de dévoiler la charge néolibérale présente dans le développement durable, ces travaux de sociologie ne passerait-il pas à côté de toute la capacité critique des acteurs et de la manière dont ceux-ci recomposent, réagencent les contenus associés à l’EDD pour faire leur propre sauce ? Sans doute les enseignants-chercheurs sont-ils insuffisamment armés pour mener ce travail critique (mais ils ne constituent pas une exception dans la société), mais ne faut-il pas leur rendre justice en mettant en avant ce processus de réinterprétation/reformulation/traduction ?

Afin de finir cette série d’articles, je vais devoir faire un petit détour sur la question de la définition des mots que j’ai pu utiliser pour désigner les questions environnementales pour pouvoir exposer mon positionnement dans tout ça.

Développement durable, croissance verte, environnement, écologie politique, transition écologique, décroissance, résilience : quels termes utiliser ?


Une vraie galère ! Au fil des années, il y a tout un champ sémantique qui s’est développé pour regrouper plusieurs ensembles de problématiques. Chaque terme renvoie à une histoire spécifique et des philosophies souvent différentes. Des chercheurs comme Serge Audier ou Pierre Charbonnier ont d’ailleurs consacré plusieurs livres (liens) à l’identification de celles-ci. Mais si ce travail qu’on pourrait qualifier d’histoire des idées écologistes est passionnant, il me paraît difficile à utiliser directement par rapport à la façon dont les personnes se positionnent subjectivement. L’immense majorité d’entre nous n’a pas lu tous les auteurs s’étant exprimés sur la question et cela ne nous empêche pas d’avoir nos propres idées sur le sujet. Bien souvent nous n’utilisons d’ailleurs pas les mêmes termes pour évoquer des concepts relativement similaires. C’est pour cela que sans l’opportunité de débattre honnêtement, on peut rapidement se braquer sur des mots qui ne sont pas forcément représentatifs des opinions de ceux qui s’en revendiquent. Il faut dire que les discours caricaturaux de certains hommes politiques n’aident pas vraiment à y voir plus clair et peuvent entretenir une relative confusion.

Princesse Mononoke (1997) de Hayao Miyazaki

Au-delà de ces divergences de mots, j’ai l’impression qu’on peut essayer de résumer la question à partir d’un certain nombre de lignes de démarcations qui vont ou non être considérées comme un problème écologique à part entière de la situation contemporaine :

  • les émissions de gaz à effet de serre et leur impact sur le climat
  • les sources d’énergie et les implications de leur utilisation (avec notamment le débat hexagonal récurrent énergies renouvelables vs nucléaire)
  • l’extinction de la biodiversité (qui peut inclure plus largement l’animalisme)
  • la justice environnementale (cela conduit souvent à replacer les enjeux géopolitiques dans le débat et à intégrer les conséquences pour les populations, notamment des pays du Sud)
  • le rapport à la technique (on va trouver ici les solutionnismes technologiques s’opposant aux technocritiques ajoutant généralement les dimensions culturelles et conflictuelles des techniques dans le débat. Dans une certaine mesure, ce débat peut englober la question énergétique)
  • le rapport à l’économie capitaliste (qui va souvent s’articuler autour de la notion de croissance, et potentiellement introduire la question de l’aliénation des travailleurs et des consommateurs dans les modes de production contemporains)
  • le rapport à l’État (ici on trouve une dichotomie entre les partisans d’une régulation autonome de l’État que ce soit par le marché ou par la médiation de collectifs autogérés et les partisans d’une planification étatique des transformations de la société. Par ailleurs, on retrouve ici une opposition entre technocrates et démocrates qui d’un côté va plutôt séparer les libéraux des anarchistes et de l’autre les autoritaires des autres)
  • l’approche esthétique est plus ancienne au sein de la critique environnementale mais constitue un axe de critique potentiel qui peut rejoindre d’autres lignes tout en l’élargissant à des aspects non quantifiables comme la qualité des paysages

Et moi dans tout ça ? Une conclusion (biaisée)


Pour ma part, je me positionnerai comme anticapitaliste, technocritique et particulièrement sensible aux questions de justice environnementale. J’ai tendance à regretter que les questions énergétiques et climatiques (émissions de gaz à effet de serre en particulier) éclipsent les autres sujets sans qui l’idée d’une croissance verte pourrait éventuellement apparaître comme souhaitable. Je ne suis que peu porté sur les approches morales comme l’animalisme (notamment représenté par le veganisme) ou par le développement d’une éthique individuelle. Je ne me considère pas comme libertaire dans la mesure où je vois difficilement comme des communautés autogérées peuvent permettre une régulation des activités humaines à travers le monde et défaire la société capitaliste écocidaire contemporaine. Pour autant, j’ai une forte tendance au « participativisme », c’est-à-dire à considérer que chacun devrait s’occuper de politique, que chacun devrait être à même de participer à la définition des programmes scientifiques ou encore que l’activité économique devrait être directement contrôlée démocratiquement. Cela me porte à croire que la démocratie (dans ses formes directes) est systématiquement un bon modèle à appliquer en terme d’organisation des activités humaines, y compris dans les formes pédagogiques.

Affiche du film « Tous au Larzac » (2011) de Christian Rouaud

Cet ensemble de positions tend bien entendu à m’opposer aux formes les plus timidement réformistes de transformations du monde (le développement durable et la croissance verte en étant les avatars les plus évidents). Pour autant, je ne voudrais pas adopter une position dogmatique mais plutôt chercher à comprendre comment face à ces questions complexes, les enseignants-chercheurs se positionnent. Il est possible que ces interrogations les amènent à remanier leurs pratiques pédagogiques ou non, qu’ils modifient le rapport à la science qu’ils transmettent ou non. Mais j’ai l’impression qu’on est face quand même à quelque chose d’assez inédit : Pour une fois, beaucoup de scientifiques vont devoir assumer leurs positions et ne pourront plus continuer à faire comme ils ont toujours fait.

Merci de m’avoir lu, et rendez-vous prochainement pour la suite !

Hugo Paris,
Le 5 octobre 2020

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