Notes sur le(s) Relativisme(s)

L’idée de cet article est venue au cours de mes lectures de sciences de l’éducation de ces derniers mois. J’ai eu l’impression qu’il n’était pas rare que des chercheurs en accusent d’autres d’être des « relativistes ». C’est une accusation qu’on ne trouve pas que dans le champ scientifique mais qui est également présente dans le champ politique, notamment autour de la question des valeurs et c’est par là que je commencerai. Dans un pays comme la France où l’universalisme est un principe historiquement fort, le relativisme a une portée polémique importante. Pour illustrer rapidement avec un exemple, je ne m’étendrai pas sur le discours développé par le gouvernement autour de la notion de « séparatisme », mais on y retrouve ici une composante clairement anti-relativiste, notamment dans l’attaque qui est portée tout à la fois à la gauche, au féminisme et à la pensée décoloniale, suspectés d’alliance avec les islamistes (voir l’excellent article de Samuel Hayat sur l’utilisation de « l’islamo-gauchisme »).

Le relativisme (moral) en politique

J’ai tout de même l’impression que bien souvent, le relativisme n’est pas directement une position revendiquée en tant que telle, peut être en raison de l’aspect péjoratif qu’il a pu prendre. Il ne me semble pas faux de dire en revanche que celui-ci a pratiquement toujours une portée critique en ce qu’il vise souvent à démontrer que les positions universalistes ne le sont pas tant que ça. Ainsi, le concept de lutte des classes porte atteinte à l’égalité que la République prétend garantir en montrant que les classes dominantes exploitent les autres, que celles-ci bénéficient de privilèges face à la police, à la justice et que la démocratie est confisquée par les intérêts de la bourgeoisie… Ainsi, le féminisme dénonce les inégalités de genre face au travail domestique, face au salariat, face à la parentalité… Ainsi les antiracistes décoloniaux cherchent à montrer que l’idée selon laquelle la République ne verrait pas les couleurs de peau de ses citoyens est une croyance collective et institutionnelle qui empêche précisément de lutter contre le racisme dans ses multiples manifestations. S’attaquer aux positions universalistes d’autrui, est-ce alors du relativisme ?

The Matrix (1999) de Lana et Lilly Wachowski

Sans doute un petit peu, mais renonce-t-on pour autant à l’universalité, c’est-à-dire l’idée que des valeurs partagées pourraient prédominer dans la société ? Ici l’accusation de relativisme sert d’abord à discréditer son adversaire, en lui refusant l’universalisme et en caricaturant sa position en laissant entendre que ce serait la porte ouverte à toutes les dérives. Au nom du relativisme, il y a effectivement des gens, surtout dans les mouvances identitaires pour défendre la ségrégation (à l’image de l’apartheid qui a été appliqué en Afrique du Sud) voire même la réémigration des populations qui ne seraient pas compatibles avec « notre » culture. Sous des formes moins extrêmes, le relativisme peut prendre la forme d’un certain subjectivisme (en opposition à l’objectivisme) qui insiste sur les particularités de la configuration dans laquelle chaque individu se trouve placé. Dans cette idée, seule une personne directement concernée pourrait témoigner de l’oppression dont il est victime. C’est une position qu’on peut trouver au sein de certains mouvements de gauche et qui pose des questions importantes. Il conduit à relativiser sa propre position et à s’interroger sérieusement sur les points aveugles de notre perception. Étant perçu par la société comme étant un homme blanc, hétérosexuel, cisgenre, bourgeois, je dispose d’une perspective limitée, notamment sur certains rapports de domination que je ne vivrais probablement jamais directement. Je trouve qu’ici le relativisme peut jouer un rôle (auto)critique fondamental pour prendre du recul sur notre expérience du monde et comment nous l’utilisons (souvent sans nous en rendre compte) pour construire notre vision (politique) du monde. Comment alors prendre en compte les expériences d’autrui pour se décentrer de sa propre perception forcément limitée ?

Au risque du relativisme, le commun

C’est à mon avis dans les réponses à cette question que le relativisme peut présenter des dérives préoccupantes. Le subjectivisme peut ainsi conduire à penser que chaque expérience est incomparable, et chaque individu, infiniment particulier. Cette logique met en péril l’idée même de collectif en insistant à outrance sur les différences et fractionnant les perspectives de luttes (car les rapports de domination soulignés sont bels et bien existants). Cette vision essentialise les individus et ne prend à mon avis pas compte du caractère multi-référentiel de l’identité que souligne très bien Amin Maalouf dans son essai « Les identités meurtrières ». Dans sa perspective, nous ne sommes jamais déterminés par une appartenance unique et nous composons de façon dynamique avec l’ensemble des liens qui nous tissent. En fonction des situations, les individus sont amenés à mobiliser des appartenances différentes et recomposent sans cesse leur identité qui n’est alors pas jamais donnée une bonne fois pour toutes. Au-delà des identités personnelles, il y a besoin de construire un commun dans lequel nous nous reconnaissons.

La Communauté de l’Anneau (2001) de Peter Jackson

J’ai beaucoup été marqué ici par les réflexions de Miguel Benasayag qui cherche à trouver une voie entre l’hégémonie (un monde unifié par l’oppression capitaliste patriarcale et raciste) et le relativisme total. En assumant une part de conflit entre le particulier et l’universel, il s’agit bien de vivre ensemble, d’élaborer collectivement une société plus libre, plus juste et plus cohérente avec les limites environnementales planétaires. Politiquement, une dose de relativisme m’apparaît comme une source vitale de questionnements à la condition de conserver à l’esprit le besoin pragmatique de construire du commun. Il ne s’agit pas de s’interroger sur ses biais, sur les limites de l’universalisme pour la beauté du geste ou pour développer sa richesse intérieure, mais bien dans la perspective de négocier des consensus satisfaisants. Il me semble qu’ici, plus que de parler d’universalisme en terme de valeurs que l’on pourrait définir a priori et de façon absolue, c’est bien la mise en débat (constructive), c’est-à-dire la démocratie au sens large qui doit rester un principe universel. A mon sens la question s’avère plus compliquée dans le champ scientifique.

Relativiser la science : les épistémologies

Avant d’aborder la question du relativisme en sciences en tant que tel, il me faut introduire quelques éléments.

Le positivisme

Classiquement, on définit la science comme la production de savoirs objectifs sur le monde. La science, par l’analyse des seuls faits permettrait progressivement de lever le voile sur les fausses croyances et de sortir l’Humanité des ombres de l’obscurantisme. En philosophie, c’est ce qu’on appelle une position positiviste, où la question de « comment les choses fonctionnent ? » devient prépondérante sur l’interrogation métaphysique du « pourquoi ? ». Cette position, formulée notamment par Auguste Comte (1798-1857) est ancrée historiquement à la pensée des Lumières européennes et à la période qu’on qualifie de révolution industrielle. De par sa définition, le positivisme est très lié à l’idée de progrès, non seulement scientifique (l’accroissement de nos connaissances sur le monde) mais également progrès matériel (l’amélioration de notre confort et l’augmentation de notre maîtrise sur le monde) et moral (nos valeurs seraient meilleures que celles des époques précédentes). Le scientifique a donc ici une place centrale, il est vu comme un découvreur des propriétés d’une nature qui lui préexiste et qui lui est fondamentalement extérieure. La condition que doit respecter le scientifique est alors qu’il doit s’efforcer d’éviter de mélanger ses opinions préconçues d’avec les faits qu’il étudie et les phénomènes qu’il explique. On célèbre ainsi les grands découvreurs comme Louis Pasteur révélant l’existence des microbes, Isaac Newton décrivant la loi de la gravité, Galilée affrontant le dogme géocentrique pour faire triompher la vérité selon laquelle la Terre tourne autour du Soleil ou encore Charles Darwin opposant la théorie de l’évolution aux explications théologiques sur l’origine des espèces.

Quelques critiques du positivisme

Si la vision positiviste continue de nourrir la conception que notre société se fait de la science et des scientifiques, elle pose plusieurs problèmes qui ont fait l’objet de réponses épistémologiques différentes. C’est sur celles-ci que je m’arrêterai, mais on peut également remettre en cause politiquement le positivisme pour la trajectoire impérialiste à laquelle il a été associé (comme outil de domination de la culture européenne sur les autres) ou encore au travers des bouleversements environnementaux vers lesquels la surexploitation des ressources naturelles nous conduit.

D’abord il y a donc la critique de la science comme construction de vérité qui va être par exemple formulée par Karl Popper. Pour lui, le critère majeur de scientificité d’une théorie ou d’une hypothèse c’est d’abord sa réfutabilité, c’est-à-dire le fait que celle-ci doit pouvoir être testée, comparée à d’autres et potentiellement invalidée par les faits. Une proposition scientifique a donc toujours une durée de vie limitée, elle est valide seulement faute d’une meilleure hypothèse explicative. Ici, on quitte le positivisme classique en introduisant la nuance que la science propose des approximations, des modélisations qui, certes tendent à approcher le réel de plus en plus, mais restent provisoires et imparfaites. La science produit ainsi du vraisemblable plus que du vrai. Le scientifique est alors moins un découvreur que quelqu’un qui cherche à tâtons à donner une vision plus fiable du réel que celle que nous aurions immédiatement par nos sens et notre expérience.

Paradigme du lapin vs paradigme du canard, c’est pas moi qui l’invente, c’est Kuhn ! – Kaninchen und Ente (1892)

Un autre élément sur lequel on peut critiquer la définition positiviste est la question de l’objectivité de la science et des scientifiques. Sur cet aspect, la notion de paradigme amenée par Thomas Kuhn est un premier point intéressant qui va au-delà de la critique de Popper, mais que je ne développerai pas ici, je vous renvoie à ce petit résumé de Yves Gingras en vidéo qui illustre ça mieux que moi. On se rend bien compte ici que la subjectivité des scientifiques rentre en ligne de compte car ceux-ci sont tributaires des paradigmes (qui dépendent en partie de facteurs culturels, sociaux, politiques) dans lesquels ils baignent. Kuhn apporte également la nuance qu’une science peut porter simultanément plusieurs paradigmes comme c’est le cas de beaucoup de sciences sociales où on trouve des traditions de pensée incompatibles entre elles mais qui n’en sont pas moins valables. En sociologie, entre Pierre Bourdieu et Bruno Latour, on a par exemple une divergence profonde sur l’action des individus dans le monde social. Le premier tend à considérer avant tout le déterminisme social et les effets de reproduction sociale qui pèsent sur les personnes, souvent de façon inconsciente alors que le second met tout particulièrement l’accent sur la réflexivité des acteurs sociaux et leur capacité à composer de nouveaux arrangements plutôt qu’à simplement reproduire l’ordre social. Pour en revenir à Kuhn, ses propositions ont ouvert la voie à de nouvelles recherches, notamment en sociologie, qui se sont données pour objectif d’analyser le poids des facteurs sociaux dans l’activité scientifique.

Le relativisme comme outil d’enquête

Dans cette lignée de recherches en sociologie, je voudrais m’arrêter sur ce qui a été appelé le « programme fort en sociologie des sciences«  développé entre autres par les chercheurs écossais David Bloor et Barry Barnes. Ce courant de recherche a beaucoup été critiqué pour son relativisme, c’est-à-dire qu’elle considérerait la science comme une activité sociale comme une autre où les rapports de force entre chercheurs et le poids des institutions expliqueraient à eux-seuls l’évolution des sciences. Il me semble qu’il s’agit là d’un faux procès qui découle d’une mauvaise compréhension de la méthode de travail du programme fort.

Celui-ci s’appuie sur quatre principes méthodologiques : la causalité, l’impartialité, la symétrie et la réflexivité. Le programme fort s’intéresse donc aux conditions psychologiques et sociales à l’origine d’une connaissance scientifique (causalité), qu’elle ait été invalidée par la suite ou non (impartialité). Les explications apportées se doivent être symétriques, c’est-à-dire qu’elles doivent permettre d’élucider les échecs et les succès scientifiques. Cela disqualifie donc les analyses antérieures qui montraient seulement les facteurs sociaux à l’œuvre chez les scientifiques « perdants » (ils étaient biaisés, ils étaient sous la coupe d’une idéologie) et non chez les « vainqueurs » (leur théorie a triomphé parce qu’elle était vraie). Enfin, la sociologie des sciences doit pouvoir se prendre pour objet d’étude (réflexivité) et analyser ses propres déterminants.

En fait ici le relativisme est surtout un outil d’enquête (le gros mot qu’on utilise ici dans les textes d’épistémologie c’est « heuristique »), qui permet d’étudier des aspects que l’on connaissait mal comme par exemple les réseaux politiques de Louis Pasteur qui ont beaucoup participé à diffuser la vaccination et à donner à ce scientifique l’aura qu’il peut avoir aujourd’hui. En gros, souscrire temporairement au relativisme n’implique pas nécessairement qu’on délégitime toute la science ou qu’elle ne puisse pas produire de connaissances objectivées. Je pense qu’il faut vraiment y voir un outil qui permet de gagner en réflexivité et de ne pas se laisser prendre dans le mythe d’une science pure qui ne serait en rien influencée par la société dans laquelle la recherche est effectivement produite. C’est aussi ce que propose Bruno Latour avec d’autres idées en tête, en relativisant nos catégories ordinaires de nature et de culture, de science et de politique pour repenser leurs relations.

Relativiser l’éducation

Je m’interroge pas mal sur l’intérêt potentiel des démarches épistémologiques dans la formation. Dans la situation des écoles d’ingénieur qui proposent des formations pluridisciplinaires qui sont supposées faire le pont entre une formation scientifique et une formation « appliquée », il me semble que c’est un bon moyen de gagner en réflexivité et de se rendre compte des multiples dimensions dans lesquelles toute action nous engage. Concevoir un objet technique nécessite un grand nombre de choix qui ont des implications sociales, politiques, économiques qui déborde largement le cadre scientifique. De même, en ces temps où nous sommes confrontés à des problèmes systémiques comme les changements climatiques ou l’extinction de la biodiversité qui appellent une compréhension transversale des enjeux, il est nécessaire de faire prendre conscience de la spécificité des différents éclairages disciplinaires qu’apportent les sciences, en particulier lorsque l’écart est grand, comme c’est le cas entre les sciences sociales et les sciences dites « dures ». Il me semble que pour faire ce nécessaire pas de côté, une dose de relativisme est nécessaire pour distinguer les tâches aveugles de nos disciplines scientifiques.

Une ressource pour aller plus loin sur ce sujet : À quoi sert la notion de discipline ? par Jean-Louis Fabiani (2006)

En sciences de l’éducation, il est courant de rappeler que les disciplines scolaires ne sont pas des disciplines scientifiques, que l’enseignement répond à des logiques différentes que la recherche. Le travail de mise en enseignement des savoirs (scientifiques ou non) est un processus qui souvent conduit à sacrifier la raison initiale qui a motivé l’élaboration de ces savoirs. Lorsqu’on apprend les équations différentielles ou qu’on étudie telle œuvre de littérature, en tant qu’élève, on comprend rarement le bien-fondé d’un tel choix, celui-ci n’étant que rarement expliqué : « ça fait partie des fondamentaux ! » nous dit-on ici, « c’est un classique ! » nous dit-on là. Lorsque dans l’Angleterre des années 70, des chercheurs comme Michael Young ou Basil Bernstein développent la sociologie du curriculum, en démontrant justement le caractère arbitraire du choix des contenus scolaires, l’accusation de relativisme a pointé le bout de son nez. En réalité, ils ne faisaient qu’affirmer que le choix des classiques et des fondamentaux étudiés n’est que partiellement basé sur des raisons d’intérêt pédagogique ou cognitif. Mais en disant qu’on peut trouver des raisons culturelles et des raisons politiques derrière la sélection des éléments qui composent une formation, là encore, on ne dit pas que tout est équivalent et que ce choix en vaudrait bien n’importe quel autre.

Je crois beaucoup que c’est précisément dans ce geste de dénaturalisation du social que les sciences sociales sont intéressantes. Dire que quelque chose est une construction sociale ne l’invalide pas. Certes, ce geste nous conduit à relativiser ce que nous prenions pour acquis, mais cela nous permet surtout de nous demander : Avons-nous raison de persévérer dans ce choix collectif ? Quand bien même la réponse est positive, il n’est pas vain de se poser la question, cela permet au contraire de fonder le consensus sur de meilleures bases, non pas sur l’adhésion machinale à un ordre établi, mais sur une adhésion franche et motivée.

Y’a plus qu’à ! – Le Voyage de Chihiro (2001) de Hayao Miyazaki

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