Je n’ai pas eu beaucoup de temps en janvier pour alimenter ce blog, alors je me suis dit que c’était l’occasion de partager ici la frise que j’ai réalisée avec Nicolas L. sur l’histoire des mouvements étudiants « écolos » de l’INSA Lyon. Alors que cet établissement dans lequel j’effectue mon terrain de recherche organisait une journée consacrée à l’évolution des formations, nous voulions proposer un retour chronologique sur l’engagement étudiant autour des enjeux écologiques. Il s’agissait pour nous de montrer que la vivacité de la communauté étudiante ne date pas seulement de ces dernières années qui, dans cette école d’ingénieur, ont été marquées par la constitution de collectifs étudiants réfléchissant sur les formations et par une grève pour le climat très suivie (les grévistes déclarés étaient estimés à plus de 60% dans certains départements de spécialité) en 2019. A ce titre, ce travail joue en partie un rôle militant : celui de contribuer à crédibiliser la participation étudiante à la vie de l’établissement et les orientations de ses formations. Dans l’enseignement supérieur français, celle-ci fait l’objet d’une institutionnalisation (élus étudiants dans les conseils statutaires, financement des associations intervenant sur le campus), mais demeure marginale pour de nombreuses raisons plus ou moins étayées comme le manque de connaissance du fonctionnement institutionnel, une participation limitée au cours terme, un manque de maturité, une représentativité limitée d’une population hétérogène, la hiérarchisation des relations structurées par un rapport maître-élève, etc. Ce travail a également son intérêt vis-à-vis de la recherche en fournissant une documentation minimale de l’activité militante étudiante et de ses liens avec les évolutions du contexte institutionnel.
Pour nos recherches, nous nous sommes appuyés essentiellement sur les archives (ouvertes) du journal étudiant de l’INSA Lyon : l’Insatiable entre 1992 (année choisie en raison de la tenue du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro, étape importante dans l’institutionnalisation du Développement Durable) et 2020 ainsi que sur quelques entretiens avec des étudiants et des personnels ayant vécu les évènements. Le niveau de preuve collecté demeure ainsi limité, il ne s’agit pas d’une étude historique rigoureuse croisant une large variété de sources. On vous invite ainsi à nous faire part de toute contradiction par rapport aux éléments retenus et la description qui en est rendue. Pour replacer les évènements dans leur contexte, la frise rouge se propose de retracer les lignes directrices de l’action de l’INSA Lyon tandis que la frise en bas donne des éléments du contexte français et international. Voici sans plus attendre la première version qui en a été faite : une mise à jour arrivera prochainement :

Quelques définitions

La Classe Américaine (1993) de Michel Hazanavicius
Il semble qu’une clarification des termes s’impose. Pour prendre les choses dans l’ordre, mouvement renvoie au caractère hétéroclite des collectifs étudiants. Les actions mentionnées dans la frise sont parfois le fait d’associations étudiantes tandis que d’autres ont été portées par des organisations moins formelles pouvant ou non faire intervenir des personnels ou des enseignants. Pour prendre deux exemples, « la semaine du développement durable » est à l’origine une action organisée par l’association étudiante insalienne Objectif 21 (à la manière de ce qui peut être organisé chaque année autour de la semaine européenne du DD dans de nombreux établissements) et qui est depuis 2017 le fait d’un collectif inter-associatif ; à l’inverse, la dynamique étudiante s’opposant à l’entrée de l’INSA dans l’IDEX en 2016 n’avaient pas d’existence formelle si ce n’est au travers de leurs actions et de leur échos sur les réseaux sociaux et dans l’Insatiable. En remontant dans le passé, ce genre de revendication aurait tout à fait pu être porté par des syndicats étudiants (il semble qu’ils n’aient plus eu de présence à l’INSA à partir de la seconde moitié des années 2000).
Concernant le qualificatif « écolos », si vous avez lu le troisième volet de l’article inaugural de ce blog par exemple, vous savez déjà que l’écologie est une notion très polysémique susceptible d’englober de nombreuses choses. Un premier constat s’impose : si nous parlons beaucoup d’écologie et d’environnement aujourd’hui, ça n’a pas toujours été le cas, et le terme avait même une connotation assez péjorative avant 2007 dans les colonnes de l’Insatiable, l’écolo, c’était surtout le fanatique contre lequel les gens raisonnables opposaient éventuellement le développement durable quand ils ne se contentaient pas simplement de le moquer. Si nous n’avons pas dépouillé les archives antérieures à 1992, la première mention de l’écologie que nous avons trouvé remonte à 1993 avec une conférence consacrée au sujet sous l’angle de l’effet de serre. Peut être organisée par le Bureau des Elèves, cette conférence eut lieu dans l’amphithéâtre historique de l’INSA Lyon et était présentée par l’ingénieur et volcanologue russo-belgo-français Haroun Tazieff (1914-1998), qu’on pourrait rapprocher de Nicolas Hulot pour citer une célébrité plus récente.
L’écologie à l’INSA : émergence difficile puis montée en puissance
Développement durable plutôt qu’écologie
Ainsi les époques plus distantes sont-elles plus favorables au développement durable et au recyclage (une commission du BDE est consacrée au recyclage des polycopiés jusqu’en 1998) qu’à l’écologie politique.

Il n’est pas anodin à ce titre que la première association étudiante à but explicitement environnementaliste, Objectif 21 se soit revendiquée – et se revendique toujours – du développement durable. Le souci principal que porte l’association dès le départ est la sensibilisation des étudiants sur ce qu’ils peuvent faire pour « préserver l’environnement » dans leur vie quotidienne, la plupart du temps autour de la gestion de ses propres déchets (réduction, tri) ou des économies d’eau et d’énergie. En 2003-2004 puis en 2018-2019, l’association tiendra une tribune à chaque numéro de l’Insatiable pour promouvoir ce genre d’action (« Le Monde dont Tu es le héros » puis « Trucs et Astuces écolo »).
On peut également noter la préoccupation émergente pour une transformation du campus en faveur des espaces verts et des pistes cyclables, idée raillée au début des années 2000 par la rédaction qui sera appelée des vœux en 2011 par une coalition prônant la « vélorution » regroupant l’atelier de réparation de vélos de l’INSA, « Les Bikers » avec les associations de l’Université Claude Bernard Lyon 1, Avanza et Planet D.
La focalisation sur les écogestes n’est pas sans lien avec le traitement qu’on pu connaître les enjeux écologiques tout au long de cette époque. Dans son ouvrage de 2015, La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, le sociologue Jean-Baptiste Comby montre qu’il s’agit même de la manière dominante dont ces enjeux ont été abordés par les médias et l’action publique sur cette période. En se focalisant sur la sensibilisation des citoyens et l’insuffisance de leur prise de conscience, on évite ainsi de recourir à d’autres leviers d’action déjà connus mais plus politiques portant sur la régulation de l’activité économique. C’est au tournant des années 2000 en France que s’affirme véritablement cette préoccupation pour la dénonciation de l’inconséquence des individus et l’appel à la morale individuelle. Si cette représentation a pour intérêt l’universalisation du problème climatique, sa conséquence directe est d’aplanir les différences entre classes sociales en mettant au même niveau des styles de vie pourtant inégalement énergivores. Le discours sur la responsabilisation a également souvent conduit à faire l’économie d’un débat public sur les modalités (et les disparités territoriales) d’adaptation aux changements climatiques qu’on voit émerger davantage aujourd’hui comme chez l’association Extinction Rebellion par exemple (Insatiable n°176 publié en 2019).
Pour poursuivre ce contrepoint, on relèvera néanmoins quelques tribunes éparses jurant avec ce cadrage dépolitisant comme par exemple dans le numéro 93 (2003) un article présentant la pensée d’Ivan Illich ou celui-ci, consacré à la décroissance en 2012, dans le n°138. Certaines des tribunes d’Objectif 21 et quelques autres articles du journal s’aventureront ponctuellement sur l’impact environnemental des entreprises dont l’Insatiable relève en 2015 (auprès de 247 lecteurs) qu’il préoccupe près des deux tiers des étudiants vis-à-vis de leurs activités professionnelles futures. Si ces quelques éléments permettent de tempérer l’hypothèse que l’école d’ingénieur serait un milieu fortement apolitique, les numéros analysés entre 1992 et 2015 ne permettent pas non plus de l’infirmer complètement. Un ancien étudiant interviewé faisait ici le parallèle entre cet état d’esprit et le déploiement contemporain de la pensée néolibérale où aucune alternative n’est permise face au capitalisme dérégulé si ce n’est l’espoir d’en amender les conséquences avec l’humanitaire (très présent dans les associations étudiantes avec jusqu’à simultanément trois associations sur ce « créneau » : Lato Sensu (1993-2011), le Karnaval Humanitaire et Ingénieurs Sans Frontière Lyon). Il faut dire que l’élection d’un directeur ayant fait carrière dans le privé et la politique d’austérité budgétaire (parfois présentée comme assainissement) que l’établissement a connu lors du premier mandat d’Eric Maurincomme ou encore le projet d’IDEX ne jurent pas beaucoup avec le climat politique français de cette décennie.

Rupture et montée en force
La séquence amorcée à partir de 2016 nous est apparue comme une rupture assez importante. Ses conditions d’émergence sont multiples, on peut y voir l’impact de phénomènes externes comme les manifestations contre la loi travail, le mouvement Nuit Debout, le développement de nouvelles ressources de politisation sur internet autour de l’essor des vulgarisateurs sur le YouTube francophone, la montée en gravité des discours alertant sur le réchauffement climatique… mais aussi de phénomènes internes. On peut citer ainsi l’émergence du collectif étudiants-enseignants-personnels « Ingénieurs Engagés » (qui se développera ensuite en une forme associative nationale et locale) revendiquant des évolutions pédagogiques et une mise en avant de l’Economie Sociale et Solidaire (abrégé ESS) ou encore la convergence des associations Objectif 21, le Karnaval Humanitaire, l’Insatiable et la nouvelle venue « Ingénieurs Engagés » autour de projets (la Semaine des Alternatives Durables par exemple) et de discours communs portant plus explicitement les questions politiques comme inhérentes aux enjeux écologiques. Cette mobilisation provoque et accompagne des changements institutionnels qui engagent l’établissement en faveur d’une prise en compte des questions environnementales.

C’est encore plus flagrant avec la grève mondiale pour le climat (15/03/2019) et les collectifs transition. Portant une demande explicite de transformation des curriculums d’ingénieur, ces mouvements étudiants critiquent à tort ou à raison l’inaction des établissement de l’enseignement supérieur face aux impératifs écologiques comme le réchauffement climatique ou l’extinction massive de la biodiversité. Ces préoccupations locales sont en partie articulées avec des demandes plus globales (et plus floues) formulées à l’égard des pouvoirs publics et des acteurs économiques. Pour autant, il faut se garder de tirer des constats trop généraux, les étudiants qui s’expriment à ce moment ne sont pas unanimes et parmi eux certains reprennent avec d’autres mots les discours antérieurs sur le développement durable. D’autres étudiants ne se sentent pas concernés ou ne soutiennent pas le mouvement, qu’ils jugent trop idéologique ou bien qu’ils jugent préférable de laisser ceux qu’ils identifient comme des « experts » s’en occuper (approche technocratique). Toujours est-il que la journée de grève pour le climat à l’INSA Lyon fut l’occasion de rapprochements entre enseignants et étudiants autour de ces préoccupations qui ont ouvert la voie à la démarche d’évolution des formations en cours.
Ambiguïtés
Si des étudiants se mobilisent dans les marches ou la grève pour le climat et les collectifs transition, la direction de l’établissement entend malgré tout conserver un rôle central dans les évolutions réclamées. On retrouve ici des tensions analogues à celles qui parcourent les régimes démocratiques, où l’institutionnel (la stabilité du régime) doit composer d’une façon ou d’une autre avec les mouvements sociaux qui ont historiquement fondé sa légitimité. Cette question de la légitimité me semble être un élément important. L’irruption des étudiants a en réalité accéléré une dynamique qui était déjà présente, sans doute sous des formes moins radicales, dans le monde de l’enseignement supérieur. En associant des meneurs étudiants de ce mouvement (en l’occurrence à la rédaction des lettres de cadrage définissant le processus d’évolution des formations), l’INSA bénéficie d’une légitimité renforcée pour exiger des transformations auprès d’équipes enseignantes parfois passablement remontées contre la politique de l’établissement (notamment de réduction des budgets).

On se retrouve ainsi dans une situation ambiguë d’une demande à l’origine émergeant de la base (une partie des étudiants et des enseignants) qui se trouve récupérée par l’institution qui cherche à piloter ces transformations. Ce pilotage ne prend pas nécessairement des formes hiérarchiques verticales mais comporte malgré tout une composante bureaucratique se voulant garante de la réussite du processus de transformation. Dans ce processus, il a malgré tout été ajouté aux demandes étudiantes initiales autour de la transition écologique (ou du développement durable et de la responsabilité sociétale, abrégé DD&RS), l’idée qu’il fallait former les élèves à la transition numérique (pratique c’est le même mot) et l’adaptation des cursus pour tenir compte des changements dans les profils des étudiants recrutés suite à la réforme du baccalauréat. On ne développera pas ici les contradictions qu’il peut exister entre transition numérique et écologique mais il faut garder à l’esprit ces deux idées sont à la fois loin d’être évidentes et de s’additionner simplement.
Bien des questions restent en suspens. Comment les étudiants continueront de s’impliquer dans ces transformations ? Quelles trajectoires pour ces étudiants-participants ? Comment les prochaines générations d’étudiants s’approprieront-ils les nouveaux contenus relatifs à l’environnement dans leur formation ? Quel sera le fond idéologique de ce qui sera effectivement enseigné ? Y retrouvera-t-on les mêmes travers du développement durable ? Quelle place pour les mouvements étudiants contestant l’organisation de l’institution ? La démocratie étudiante est-elle un moyen d’étouffer les critiques trop radicales ? Dans quelle mesure ces évènements modifient la perception que les enseignants ont des étudiants ? Quelle autonomie pour les initiatives venant du bas dans ce genre de contexte ? Va-t-on au devant d’une radicalisation politique des étudiants en école d’ingénieur ? L’épidémie de covid et le passage au distanciel arrêteront-ils la dynamique que nous avons relevé ?