En relisant la dernière entrée du journal de bord, j’ai réalisé que la description que je donnais du sujet de la thèse était incomplète et ne rendait pas vraiment ma démarche lisible de l’extérieur. Cet article me permettra de revenir sur la distinction et la complémentarité qui se joue entre démarche d’enquête et démarche d’expérimentation.

De l’enquête à l’expérimentation
Partant de la question de l’appropriation des enjeux environnementaux au service de la formation d’ingénieur INSA Lyon, je savais que dans un premier temps il me faudrait décrire et caractériser le cadre institutionnel qui me sert de terrain « de jeu ». Ce travail de description vise à la fois à brosser un portrait le plus fidèle possible d’une configuration sociale particulière pour le lecteur qui n’est pas familier avec celle-ci, mais également à décortiquer les évidences que les acteurs locaux (ou « indigènes ») prennent pour acquis. J’expliquais dans un précédent article les principes qui guident cette enquête de terrain en insistant sur l’importance des entretiens réalisés avec les enseignants et de l’étude des fonds d’archive mais il me faut aussi évoquer un autre point. Cette enquête n’arrive pas à n’importe quel moment dans la vie de l’institution, mais dans une période de réforme, c’est-à-dire où les équipes enseignantes sont sollicitées pour imaginer et élaborer ensemble des transformations dans le but d’intégrer les enjeux environnementaux « DD&RS » (ainsi que de renforcer la formation aux outils numériques et de s’adapter au nouveau baccalauréat même si cela me touche moins directement du fait du cadrage de mon sujet). En suivant ces réunions de travail, observer la transformation en cours est un moment idéal pour saisir les dynamiques de l’institution, les points de débat, de blocage, les communautés d’intérêt, etc.

Si l’enquête peut se suffire à elle-même pour donner à lire une réalité sociale particulière à partir de laquelle on peut tirer quelques conclusions qui peuvent prétendre à une montée en généralité, ce n’est pas là la seule finalité de ma thèse. En effet, celle-ci vise aussi à proposer une action transformante. Ce genre d’étude est généralement qualifiée de recherche-action voire de recherche-intervention et se retrouvent dans de nombreuses sciences humaines et sociales comme la psychologie du travail (chez Yves Clot par exemple pour qui la recherche doit avoir pour but d’augmenter le pouvoir d’agir des travailleurs et par là leur santé), la sociologie (on peut penser au community organizing chez Saul Alinsky) et bien évidemment dans les sciences de l’éducation. L’action proposée est à la fois un moyen de continuer à étudier un terrain particulier en regardant comment celui-ci réagit et évolue, mais aussi de transformer une situation jugée problématique pas uniquement par le chercheur mais aussi par ses interlocuteurs qui le mandatent (c’est mon cas, je suis mandaté par l’INSA pour faire cette recherche). Ainsi à partir de cette enquête de terrain, il va être question de mettre en place avec la thèse un dispositif que l’on va suivre.
Au point où je suis dans mon travail de recherche, c’est encore un peu prématuré pour s’avancer sur la nature de ce dispositif même si j’ai quelques pistes qui viennent de mes différentes lectures et des premiers éléments qui émergent au fil de l’analyse et aussi des besoins qui peuvent être formulés explicitement par les équipes enseignantes à l’occasion. Notamment, il me semble qu’ici la réforme et les discussions qu’elle suscite pointent assez clairement qu’il y a une vraie difficulté de répondre aux questionnements environnementaux à partir des disciplines telles qu’elles existent aujourd’hui prises isolément. Il y a en particulier un sentiment d’illégitimité et d’incompétence récurrent chez les enseignants de sciences « dures » quant à la prise en charge des dimensions sociales et politiques des applications techniques. Une partie de ce problème vient sans doute de la vivacité de ces savoirs « environnementaux » qui sont relativement récents et peu stabilisés par rapport aux théories scientifiques « canoniques » qui constituent une part significative de la formation ordinaire. Si on retrouve ici les traces directes du grand partage moderne entre (sciences de la) nature et (sciences de la) culture, il me paraît que cela met en évidence un besoin d’interdisciplinarité ou en tout cas d’une circulation plus importante des savoirs qui n’est pas spécifique aux enjeux écologiques. Partant de là, il s’agirait de permettre une meilleure mise en commun des compétences des membres de l’équipe pédagogique.
Une piste expérimentale

Grosso modo, aujourd’hui, les formations proposées aux enseignants se concentrent essentiellement sur les dimensions pédagogiques stricto sensu, c’est-à-dire les techniques avec lesquelles les étudiants sont amenés à apprendre (la classe inversée, l’utilisation de débats en classe…), ainsi que sur des outils particuliers comme des logiciels de montage vidéo (le passage en distanciel provoqué par le Covid19 a considérablement augmenté la demande pour ce type de formation). Ces formations peuvent également viser le développement d’une approche réflexive chez les enseignants, les amener à se questionner sur leur pratique et la manière dont ils pourraient l’améliorer.
Pragmatiquement, compte tenu des moyens limités dont disposent les équipes d’appui pédagogique, ces apports permettent de s’adresser à un maximum d’enseignants en partant de problématiques communes (motiver les étudiants, animer une séance de travaux dirigés) qui n’en sont pas moins importantes mais cette configuration ne donne que peu l’occasion de traiter les aspects didactiques et les dimensions curriculaires de l’enseignement, c’est-à-dire les aspects relatifs aux contenus d’une part (enseigner des notions de géologie à des ingénieurs implique-t-il les mêmes dispositifs que la chimie ou que le management ?) et d’autre part, les dimensions propres au programme de formation pris dans son ensemble (cette technique pédagogique ou ce contenu disciplinaire est-il pertinent à tel moment du cursus compte tenu de ce qu’enseignent mes collègues ?). Sauf dans de rares cas particuliers, la formation continue des enseignants est prise comme un dispositif individuel au détriment de la dimension collective dans laquelle prend place l’activité d’enseignement. Comment éviter cet écueil ? Comment renforcer durablement le collectif de travail qu’est une équipe pédagogique ? Comment l’institution peut-elle soutenir ces dynamiques ? Cela passe-t-il par la formation continue des individus, et si oui, en quoi doit-elle consister ?
A partir de ce premier faisceau d’interrogations plus concrètes, il me semble qu’une solution peut émerger à partir du projet en cours de réforme des programmes de formation à l’INSA. On a ici tous les ingrédients à partir desquels développer une sorte de pédagogie par projet dans la formation continue des enseignants. En tirant parti du travail effectué de réflexion et de conception/réélaboration de contenus jugés plus adaptés, l’idée serait d’accompagner les enseignants dans leur prise de recul à l’occasion de l’évaluation du programme de formation qu’ils conçoivent aujourd’hui et qu’ils expérimenteront demain. Il s’agirait ainsi de s’appuyer plus directement sur l’expérience des enseignants pris « sur le fait », pourrait-on dire, pour développer leur réflexivité et leur capacité de problématisation des enjeux environnementaux dans leurs disciplines de prédilection et dans le programme de formation auquel ils contribuent. Bien évidemment, il manque ici un travail de formalisation sous la forme d’une véritable série d’actions à mener mais la piste ainsi ouverte mérite à mon avis de s’y attarder ! L’aventure continue !

La prochaine fois nous parlerons de l’épineuse question du positionnement du chercheur et de la manière dont celui-ci peut prétendre à l’objectivité 😉