Cet article est tiré d’une présentation réalisée pour le colloque OpenINSA du 15/05/2021 avec Fatma Saïd-Touhami, conseillère pédagogique et docteure en sciences de l’éducation. Ce colloque consacré aux questions d’enseignement était principalement destiné aux enseignants et personnels de l’ensemble du groupe INSA. Pour les (quelques) lecteurs assidus de ce blog, les éléments évoqués ne seront pas très nouveaux par rapport aux précédents articles, à l’exception de la partie IV qui porte sur les phénomènes de hiérarchisation des problématiques environnementales. Autrement, cet article permet de synthétiser plusieurs réflexions qui ont animé les 6 premiers mois de la thèse.

I. Introduction
L’INSA Lyon s’est dotée l’an dernier, au terme d’un long processus participatif, d’une feuille de route qui fait de la thématique du développement durable et de la responsabilité sociétale un objectif essentiel de la formation de tous les élèves. De façon progressive à compter de la rentrée 2021, de nouveaux enseignements consacrés à ces enjeux vont être introduits dans l’ensemble des maquettes de formation de la première à la dernière année. Un comité de pilotage dédié a été constitué dans le but de coordonner l’action des différents départements de l’établissement. Dans ce texte, nous commencerons par évoquer le contexte de la réforme en cours dans lequel prend place notre recherche avant de donner quelques pistes de problématisations autour du travail collectif entrepris.
II. Eléments de contexte de la réforme et place de cette recherche en sciences de l’éducation
II.1. Les origines étudiantes de la réforme en cours
Avant d’aborder le sujet du processus de reconfiguration curriculaire en cours à l’INSA Lyon, revenons sur son origine. Les institutions ont souvent tendance à réécrire leur histoire avec une logique « internaliste », c’est-à-dire qui place en elles-mêmes les sources de leurs évolutions. Nous nous bornerons à souligner ici que ce processus n’est pas nécessairement la résultante d’une intention délibérée d’effacer les luttes et de gommer l’investissement des personnes qui ont rendu les différentes transformations possibles. Toujours est-il qu’il paraît essentiel de rappeler ici que les premiers à avoir amené les problématiques environnementales à une échelle conséquente dans l’établissement, ce sont les étudiants. En épluchant les archives du journal associatif de l’INSA Lyon, il apparaît que la thématique devient incontournable au début des années 2000 avec des festivals, des actions de sensibilisation, des tribunes demandant la « dévoituration » du campus… Depuis le milieu des années 2010, le sujet de l’écologie déborde les associations « spécialistes » et est investi tant par les élus étudiants que par de nouvelles structures qui portent l’attention sur les questions politiques sous-jacentes. Il faudrait aussi sans doute mentionner le travail pionnier d’une poignée d’enseignants et de personnels (le collectif « Ingénieurs pour l’Economie Sociale et Solidaire ») qui se sont engagés de longue date sur ces questions pour nuancer le tableau mais c’est toutefois l’engagement des étudiants qui en a conduit beaucoup à faire la grève au printemps 2019 pour réclamer une action publique à la hauteur des changements climatiques. Parmi eux, il y en avait aussi pour demander à être formés à pratiquer une ingénierie plus durable, plus soucieuse de son environnement.
Pour structurer cette dernière revendication, ils ont créé des « collectifs Transition » pour interpeller leurs enseignants et agir depuis la base sur les maquettes de formation. La co-construction s’avère néanmoins difficile du fait de perspectives différentes et d’un rapport de domination enseignants-étudiants difficile à effacer. Par ailleurs, on ne rappellera sans doute jamais assez que les étudiants sont un groupe divers qui ne partage pas nécessairement la même vision et les mêmes attentes concernant la formation. La « durée de vie » limitée des étudiants dans l’institution est aussi un obstacle au développement de la relation de confiance nécessaire à toute co-construction. Reste que c’est à partir de ce terrain particulier et de la mobilisation étudiante qu’a pu s’engager la réforme en cours.
II.2. Les injonctions extérieures à la prise en compte des enjeux
Bien entendu, le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche n’évolue pas de manière indépendante au reste de la société. L’été 2019 a notamment été un moment de mobilisation des institutions éducatives et de leurs associations représentatives au travers de nombreuses tribunes appelant à une action ambitieuse. Néanmoins, la prise de conscience des enjeux socio-écologiques n’est pas récente et les années 70 sont marquées par une opposition entre deux modèles d’éducation à ces enjeux traduisant les rivalités géopolitiques de la guerre froide entre les Etats-Unis d’un côté, les pays socialistes et le Tiers-Monde de l’autre (Sigaud, 2011). L’Education au Développement Durable (EDD) poussée par les étasuniens et leurs alliés devient avec le sommet de la Terre de Rio (1992) le modèle dominant malgré des critiques renouvelées d’une partie de la communauté scientifique notamment autour de la notion de développement.
Il faut cependant attendre 2009 pour que celle-ci trouve sa place dans les politiques publiques françaises dirigées vers l’enseignement supérieur avec les « Plans Verts ». La Conférence des Grandes Ecoles (CGE) et la Conférence des Présidents d’Université proposent déjà à l’époque un référentiel « Développement Durable » qui sera complété en 2014 par un label DD&RS. Les établissements volontaires sont invités à s’autoévaluer et à recourir à des audits sur un certain nombre de cibles intégrant notamment la formation. Au travers de la labellisation, il s’agit de garantir un certain standard de « qualité environnementale » partagée par les établissements. Ce faisant, la logique est que cette qualité labelisée devienne un outil de classement utilisée par les étudiants et leurs familles pour faire leur choix parmi le panel des formations disponibles. L’idée sous-jacente est que dans un univers concurrentiel, il soit progressivement intenable pour les établissements de ne pas briguer le label face à un public de plus en plus sensible à cet argument. Du point de vue de la formation, le label DD&RS incite les établissements à développer une pédagogie par projets, à favoriser la transversalité des enseignements et à intégrer les problématiques du DD&RS dans les formations. On retrouve ici une double-injonction pédagogique et didactique que décrivent Cécile Redondo et Caroline Ladage dans leur article de 2019 au sujet de l’EDD au primaire et au secondaire. Les enseignants sont poussés à renouveler leurs pratiques pédagogiques et les contenus des formations qu’ils assurent.
Par ailleurs, la montée en puissance de la thématique écologique dans les médias apparaît également comme un élément susceptible d’influencer l’établissement dans l’orientation de ses priorités stratégiques. Dans le milieu associatif, des acteurs comme le Réseau français des étudiants pour le développement durable (REFEDD), Ingénieurs sans frontières (ISF), le Réseau universitaire pour la formation et l’EDD (REUNIFEDD), Négawatt ou encore The Shift Project agissent comme des entrepreneurs de causes pour reprendre le terme du sociologue Howard Becker. Ces associations cherchent ainsi à construire l’environnement comme un problème public prioritaire. Le tableau ne serait pas complet sans évoquer également le monde professionnel au sein duquel on trouve également une demande croissante de diplômés capables d’aider les entreprises à entreprendre leur « transition écologique ».
II.3 Une recherche doctorale en sciences de l’éducation
Dans le cadre de sa démarche de réforme, l’INSA Lyon, représentée par la cellule d’Appui pédagogique aux enseignants (ATENA) a déposé un projet de chaire Unesco intitulé « Former les ingénieurs aux enjeux de la transition écologique ». Ce projet de chaire a comme première cible la formation et l’accompagnement des enseignants dans ce processus d’intégration des enjeux DDRS dans leurs enseignements. Cet objectif est soutenu par un travail de recherche à travers une thèse de doctorat en sciences de l’éducation débutée en octobre 2020. Ce texte restitue les premières réflexions conduites pour ce travail de recherche-action où le chercheur est partie prenante de son objet d’étude. L’objectivation des analyses se présente comme un long processus en cours. Celle-ci sont nourries par des entretiens réalisés auprès d’une trentaine d’enseignants. L’étude des archives permet également de replacer cette réforme dans le temps long de la dynamique des rapports de force entre les différentes disciplines d’enseignement et de recherche. L’analyse croisée des départements FIMI et GCU met aussi en évidence le poids des déterminants extérieurs, en l’occurrence le programme du lycée pour le FIMI et les débouchés professionnels pour GCU. Le suivi régulier des réunions des groupes de travail dédiés dans ces deux départements ainsi que les réunions plénières du comité de pilotage de la réforme est aussi un matériau d’enquête très riche pour saisir les controverses qui émergent au fur et à mesure. En appuyant ce travail sur de nombreuses lectures, il devient possible de se distancier du terrain et de mes propres opinions de chercheur non pas en les niant mais en questionnant leur impact sur l’enquête qualitative. L’enquête menée pour la thèse s’articule autour de deux pôles :
- Une approche dite « compréhensive » inspirée de la sociologie du curriculum qui vise à décrire un état des lieux de l’institution, de son fonctionnement, de ses rapports de force internes et de ses dynamiques internes ;
- Une approche plus « expérimentale » encore à venir qui visera à proposer et tester des outils de formation des enseignants et des modules d’enseignement.
Nous nous appuierons dans la suite du texte sur cette première approche qui fonde l’enquête exploratoire de notre travail de thèse. C’est à partir de ces premières analyses que nous chercherons par la suite à concevoir un dispositif expérimental ayant trait à la formation continue des enseignants.
III. Le dédié et le non dédié : questions de disciplines
Il ne nous semble pas abusif de décrire au moins en partie cette réforme comme une forme d’institutionnalisation d’une « demande sociale ». Celle-ci agit de manière à donner un cadre aux revendications disparates des étudiants en les hiérarchisant et en les reformulant. L’institutionnalisation permet également de toucher l’ensemble des enseignants. Ce faisant, on perd une partie de la radicalité de la demande, mais on la rend plus acceptable et plus réalisable pour l’institution. C’est ainsi qu’une série de compromis a abouti à la formulation d’une lettre de cadrage dont on peut retenir deux grands aspects. D’une part, elle définit des thématiques sous l’égide du DD&RS : les changements climatiques, l’énergie, la raréfaction des ressources, les atteintes portées au vivant (humain ou non-humain). Il est également précisé que l’approche de ces problématiques doit être systémique et permettre de penser les interactions entre science, technique et société. D’autre part elle fixe une enveloppe d’heures avec un ensemble de 24 ECTS sur la formation en 5ans, répartis entre une moitié « non-dédiée » et une moitié « dédié », plus interdisciplinaire qui a pour objectif de traiter les concepts scientifiques nécessaires pour la compréhension des enjeux. Le « non-dédié » a pour ambition de permettre que chaque discipline s’empare d’une partie des enjeux à son échelle. L’objectif est ici d’éviter que le traitement des enjeux socio-écologiques se retrouve isolé et déconnecté des autres composantes de la formation. L’espace « dédié » se justifie quant à lui avec l’idée communément admise que la complexité de ces problèmes environnementaux nécessite un dépassement des frontières des disciplines enseignées.
Les débats entamés depuis à l’INSA Lyon ont fait ressortir que la constitution d’un tel espace commun n’était pas aisée et nécessitait une mise au point sur un certain nombres de concepts qui s’ils sont homonymes, ne recèlent pas moins de vraies différences d’une discipline à une autre. Ce constat rejoint plusieurs travaux en science de l’éducation qui mettent en avant cette nécessité de rendre intelligible les différences entre les points de vue disciplinaires afin d’être en mesure de construire une véritable interdisciplinarité (Lenoir et al., 2006). Cette idée de l’interdisciplinarité ne va pas de soi et le concept ne fait pas l’objet d’une définition consensuelle. Nous reprenons ici le travail de recension mené par Lange et Munier (2019) qui distinguent deux grands camps dans le débat éducatif sur ce point. D’un côté il y a les tenants d’une approche plus épistémologique. Pour eux, l’enseignement interdisciplinaire doit permettre aux étudiants de saisir les spécificités de chaque discipline en les faisant contraster les unes par rapport aux autres et où finalement l’exemple en question apparaît plus comme un prétexte que comme un véritable objet de savoir. De l’autre l’accent est plutôt mis sur l’idée de développer la capacité d’action de l’étudiant. Il s’agit ici de lui donner de quoi développer une opinion raisonnée à partir de multiples points de vue nourris par les différentes disciplines scientifiques constitutives de la formation. Ces deux approches ne sont pas fondamentalement incompatibles et l’on pourrait dans l’absolu les combiner.
Dans la pratique, le nombre limité d’heures disponibles pour les disciplines déjà présentes et l’arrivée ces nouveaux contenus sont susceptibles de tendre le débat et le rendre difficile à démêler. Ce débat interroge pleinement la définition de ce qu’est un ingénieur et de son rapport au savoir scientifique. Dans quelle mesure celui-ci doit-il maîtriser les subtilités épistémologiques pour aborder des problèmes techniques ? Jusqu’où aller dans la théorie pour saisir les hypothèses derrière les modèles ? Il est sans doute difficile d’apporter une réponse unique et définitive. De façon pragmatique, l’articulation entre dédié et non-dédié permet aussi d’éviter que le « DD&RS » ne se retrouve la chasse gardée d’une discipline particulière. Ce faisant, il s’agit d’éviter que la réforme ne soit vécue comme une injustice par les autres enseignants affectés par la réduction du volume d’heure consacrés à leurs disciplines. On mesure bien ici le poids structurant des rapports de force entre les disciplines déjà pointés en sociologie de l’éducation par Michael Young à la fin des années 60.
IV. L’ingénierie à l’épreuve de l’écologie
IV.1. Hiérarchiser les problèmes environnementaux
Ces principes votés, un comité de pilotage a été mis en place pour coordonner les réflexions des différents départements. Cette coordination a pris la forme de la construction concertée d’une « trame commune » de notions à aborder sur les 5ans de formation. L’expression peut prêter à la confusion dans la mesure où chaque département adapte les problématiques de la trame à celles des secteurs d’activité vers lesquels il oriente ses étudiants. Plus qu’un socle commun, la « trame commune » est plutôt un outil de repérage supposé aider les départements à ne pas négliger les dimensions principales des problèmes environnementaux. Au vu des nombreux débats et échanges dans et entre les départements, il apparaît assez clairement que certaines notions semblent plus faciles à intégrer à la formation d’ingénieur que d’autres. Roby (2014) pointait déjà la difficulté qu’ont ces formations à intégrer le rapport au vivant. Par rapport au vivant il faut ici à la fois comprendre le rapport au biologique, aux écosystèmes mais aussi aux sciences humaines et sociales. Si ces dernières sont présentes sous des formes diverses au travers des « Humanités », elles ne sont que rarement mélangées avec les « Sciences pour l’ingénieur » (SPI) ce qui participe à maintenir leur opposition. Dans la réforme en cours, les problématiques liées à la destruction massive de la biodiversité, aux atteintes portées à la santé humaine ou encore celles relatives aux dimensions politiques et économiques des solutions techniques proposées demeurent difficiles à placer comme un axe structurant des nouveaux modules d’enseignement encore en gestation. En comparaison, il apparaît que les changements climatiques provoqués par les émissions de gaz à effet de serre ont une tendance à se présenter comme plus hégémoniques. Il nous semble qu’il y a plusieurs raisons à cela.
D’abord, le climat et les gaz à effet de serre ont bénéficié d’une exposition médiatique et scientifique intense au cours des trente dernières années qui ont permis de les constituer (non sans zones d’ombre) comme des problèmes publics (Comby, 2015). On peut s’interroger à ce titre si le partenariat entre le groupe INSA et l’association The Shift Project de ce point de vue-là ne renforce pas cette hiérarchisation des problématiques environnementales. En effet, celle-ci se présente comme un think-tank promouvant la décarbonation de l’économie française. Si les autres problématiques environnementales ne sont pas absentes de leurs travaux, elles apparaissent néanmoins comme secondaires. Si la question des extinctions d’espèces est également récurrente dans le paysage médiatique, elle ne semble pas faire l’effet d’une mobilisation politique et sociale comparable, se focalisant sur une poignée d’espèces à forte valeur émotionnelle (le koala, le panda…). La construction de problèmes publics joue à deux endroits. D’un côté, on mesure bien que celle-ci influence notre hiérarchisation des priorités, à tort ou à raison. Mais de l’autre, elle participe à définir les contours de la connaissance scientifique en impactant directement le financement de la recherche. Plusieurs travaux mettent d’ailleurs en avant la méconnaissance de la biodiversité par les populations comme un frein important à la préservation des espèces. Comby (2015) montre ainsi comment le travail du GIEC a pu être orienté dans un premier temps sur la modélisation globale des systèmes climatiques en négligeant l’étude des particularités locales. Cette priorisation était motivée par le souci de montrer que globalement les activités humaines ont un impact sur le climat, ce qui se révèle plus délicat à démontrer à partir d’exemples régionaux. Ce manque se comble progressivement, mais au vu du rythme auquel les phénomènes environnementaux évoluent, il faut garder en tête que les priorités que nous nous donnons ne sont sans doute pas sans effets.
Ensuite, il semble que le carbone se prête particulièrement bien aux estimations quantitatives qui se révèlent bien plus aisées à intégrer dans les modèles multicritères d’aide à la décision. A contrario, l’anticipation des effets sur la biodiversité, sur la santé se révèlent beaucoup plus incertaine. La biodiversité et les écosystèmes en particulier ont la particularité d’être contextualisés, de dépendre d’un ensemble complexe de paramètres locaux dont l’appréhension systématique est difficile et coûteuse (Larrère & Larrère, 1999). Il faut également relever l’hétérogénéité des facteurs, des conséquences et de nos modes d’évaluation de ceux-ci. Entre faire le bilan énergétique d’un système et d’évaluer son impact en matière de justice environnementale, il apparaît clair que les problèmes méthodologiques posés aux concepteurs sont d’ordre très différents. Cela interroge directement les choix de formation et les outils conceptuels que l’on estime essentiels pour de futurs ingénieurs. Mais cela met aussi en avant les biais que l’on peut avoir. Se rendre compte de la priorité accordée au quantifiable et au « globalisable » nous interpelle sur les raisons qui fondent notre hiérarchisation des problèmes socio-écologiques.
On peut aussi s’interroger sur les effets de la structuration en dédié/non-dédié. Si on a vu plus haut les objectifs louables de ce découpage, il a été pointé par quelques enseignants participants aux groupes de travail que celui-ci risque d’empêcher le développement de modules plus « étrangers » aux cursus actuels comme un cours introductif à l’écologie scientifique dans le premier cycle de formation par exemple. En effet, un tel enseignement n’aurait que peu la possibilité de s’adosser aux autres disciplines de la formation et les départements pouvant capitaliser sur de tels enseignements sont en minorité (Biosciences, Génie civil urbanisme, Génie environnemental et énergétique, soit un tiers des départements de spécialité, encore moins en terme de nombres d’élèves). Si cette crainte venait à se vérifier, la formation se retrouverait dans un cercle vicieux empêchant de remettre en cause les écueils passés de la culture des ingénieurs.
IV.2. Engagement, neutralité et posture des enseignants
La réticence à aborder les dimensions politiques peut s’expliquer à partir de plusieurs hypothèses. Le biais quantitativiste cité plus haut a sans doute un rôle à jouer mais la question de l’objectivité nous paraît essentielle ici. Les enseignants rencontrent une difficulté d’ordre éthique à aller contre le « devoir de réserve » propre aux fonctionnaires (celui-ci ne concerne pourtant pas les enseignants-chercheurs selon la jurisprudence) ou bien de se risquer à influencer politiquement leurs étudiants. S’il y a clairement une question éthique, le problème met aussi en évidence un manque de compétences des équipes enseignantes, notamment du côté des dimensions non-techniques des disciplines de SPI. La sociologie et l’histoire des sciences (Fressoz, Jarrige, Latour…) montrent le caractère irrémédiablement politique des sciences et des techniques. En conséquence, il faut repenser notre définition de la neutralité. Celle-ci ne doit pas être conçue comme un déni des ramifications politiques des contenus de la formation mais plutôt comme la mise en avant d’un pluralisme. L’idée est ici qu’en ne parlant pas de politique, un enseignant se retrouve en réalité à préserver le statu quo, c’est-à-dire l’ordre politique et économique établi.
De façon plus générale, le rapport entre technique et société apparaît comme plus complexe qu’il ne peut y paraître. L’exemple de la production d’énergie est excellent à ce sujet. Dans le débat entre énergies renouvelables par rapport au nucléaire, il ne faudrait pas oublier le modèle politique qui les accompagnent. Les premières permettent une production décentralisée, relativement accessible quand le second induit une gestion centralisée et technocratique au risque de l’autoritarisme. Chacun de ces modèles vient avec son lot de dépendances et de contraintes qui s’inscrivent sur des plans différents Le modèle technique est toujours imbriqué dans un système politique. Il s’agirait de ne pas sous-estimer l’importance de ce genre de données pour saisir les conséquences de la généralisation de l’un ou l’autre de ces systèmes techniques. Cette perspective complexe nous amène ainsi à considérer les rapports qu’entretiennent SPI et Humanités. Si le rapport de proportion 80/20% n’a pas été remis en cause, se pose la question des compétences nécessaires chez les équipes enseignantes. Deux dimensions me semblent ici importantes : d’une part, il s’agit de permettre aux différents enseignants d’aborder sereinement ces sujets avec leurs étudiants. De l’autre, il y a le niveau de partage de l’expertise au sein des équipes. Si les enseignants – pas plus que les étudiants – n’ont vocation à devenir des spécialistes de toutes les disciplines de la formation, une culture commune minimale semble nécessaire pour assurer la cohérence.
V. Conclusion
Les quelques éléments de discussion évoqués dans ce texte visent à mettre en évidence deux choses. D’une part ils soulignent la nécessité de conduire un débat formel dans les établissements sur les caractéristiques de l’ingénieur que l’on souhaite former. Cette discussion ne concerne pas seulement les enseignants et on a vu de par l’origine même de la réforme conduite à l’INSA Lyon qu’elle touche en premier lieu les étudiants. Sans doute ce débat mérite-t-il d’être nourri par les demandes du monde professionnel tout comme par les plaidoyers des associations qui s’emparent de sujets politiques comme la responsabilité écologique de l’ingénieur ou des trajectoires soutenables possibles pour notre société. Ces échanges ne se font pas de manière spontanée et doivent ainsi faire l’objet d’une véritable réflexion pour permettre l’expression démocratique de l’ensemble des parties prenantes potentielles. Sans un tel cap défini collectivement, l’institution s’expose au risque de se faire instrumentaliser par tel ou tel acteur interne ou externe pour servir ses propres intérêts au détriment des autres. D’autre part, une telle transformation nécessite de penser et d’investir dans la formation des équipes pédagogiques. Pour l’heure, un certain nombre de pistes ont émergé de notre enquête. Une première approche « sémiotique » sur les différentes problématiques socio-écologiques de mise à niveau de l’ensemble des équipes apparaît comme un prérequis essentiel. On a également vu que la compréhension interdisciplinaire était notamment une difficulté importante rencontrée sur le terrain. Si l’on souhaite limiter l’effet « silo » des disciplines de formation, il faut également former les équipes à la prise en compte de leur propre interculturalité, du pluralisme des perspectives scientifiques et politiques de leurs membres.
Références
- Jean-Baptiste Comby (2015), La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, Raisons d’agir.
- Jean-Marc Lange, Valérie Munier, « Interdisciplinarités : rencontres entre les disciplines, enjeux, dispositifs, freins et leviers », Revue de Didactique des Sciences et Techniques n°19, pp. 09-20
- Catherine & Raphaël Larrère (1999), Du bon usage de la nature : pour une philosophie de l’environnement, Champs.
- Yves Lenoir, François Larose & Jean-Michel Dirand (2006), « Formation professionnelle et interdisciplinarité : quelle place pour les savoirs disciplinaires ? ». Dans B. Fraysse, Formation professionnelle des Ingénieurs, INSA Toulouse.
- Cécile Redondo & Caroline Ladage (2019), « Quand l’enjeu pédagogique dispute la place de l’enjeu didactique et réciproquement : Le cas de l’EDD », Education & Formation n° e-312, URL : https://hal-amu.archives-ouvertes.fr/hal-02425842
- Roby, C. 2014, Place et fonction des SHS dans les Écoles d’ingénieurs en France, thèse de doctorat en sciences de l’éducation, Université de Rennes 2, URL : https://www.theses.fr/2014REN20046
- Sigaud, O. 2011, « L’éducation à l’environnement, entre politique et politiques publiques », Education Relative à l’Environnement, vol. 09 URL : https://journals.openedition.org/ere/1491?lang=fr
- Unesco. 2020, L’Education au Développement Durable : feuille de route pour 2030, 66p, URL : [mets un lien bouffon]
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