Que faire de l’étymologie ?

Cet article est plus un billet d’humeur qu’une critique en règle de l’étymologie, n’hésitez pas à faire part de vos (contre-)arguments dans les commentaires ! Je précise que je m’attaque ici à l’utilisation de l’étymologie comme outil de réflexion, comme outil de justification, cela n’a rien à voir avec la légitime curiosité de retracer l’origine des mots et leur évolution au cours du temps.

Dernièrement, j’ai eu à lire plusieurs articles concernant la didactique (qui est en quelque sorte un « courant » des sciences de l’éducation) qui m’ont fait tiquer par leur emploi de l’étymologie. Ici en l’occurrence, l’auteur justifiait l’intérêt pour la didactique comme sujet d’une attention immémoriale (« de tout temps ») en s’appuyant sur la racine indo-européenne du mot didactique. En somme, si les indo-européens avaient déjà un mot pour ce concept, c’est que c’est important pour toute l’humanité, non ?
A vrai dire, je crois que ça ne m’aurait pas énervé (c’est super grave!) plus que ça si ce n’était qu’un usage isolé mais on retrouve cette utilisation douteuse de l’étymologie régulièrement dans les médias comme dans des ouvrages « savants » (c’est hyper grave!). Je vais donc essayer de faire une petite critique de cet emploi de l’étymologie. Je ne m’attends pas à ce que cet article change la face du monde, mais si nous pouvons ainsi être un peu plus nombreux pour faire face au péril mortel (c’est méga grave!) que constitue ce genre de mauvais argument (c’est – mot pour exprimer la grandeur – grave!), c’est déjà ça!

L’étymologie avec Pico Bogue tome 1 (2018) d’Alexis Dormal & Dominique Roques

Aparté : La didactique

Je me permets de faire ici une petite digression pour donner quelques détails sur ce qu’est la didactique. Comme souvent, ce n’est pas un courant homogène et certains auteurs réfutent même qu’on puisse parler de didactique au singulier. Globalement, on peut tout de même dire que la ou les didactiques ont pour spécificité de s’intéresser de façon centrale à la notion de discipline (au sens de discipline scolaire ou scientifique). Pour simplifier, ce courant cherche à étudier comment des savoirs (scientifiques ou non) sont adaptés pour être enseignés. Une bonne partie de la littérature scientifique sur le sujet concerne ainsi la didactique des mathématiques, la didactique de la lecture, la didactique de la physique ou encore la didactique de l’histoire. Pour certains chercheurs, chacune de ces didactiques développeraient des outils analytiques trop singuliers pour justifier d’être regroupées ensemble sous une appellation commune. D’autres au contraire ont cherché à étendre la didactique à l’ensemble des situations d’apprentissages pour y étudier les phénomènes de transposition didactique en s’interrogeant sur la manière dont les différentes pratiques sociales (au-delà de la science) peuvent être utilisées comme base de connaissance à partir de laquelle construire un enseignement (ce qui est le cas dans le secondaire professionnel notamment, mais aussi dans l’éducation à la santé ou à l’informatique par exemple).

On retrouve ici la forte polarisation des sciences de l’éducation sur l’école primaire et le secondaire (collège et lycée) qui a pour conséquence que les matières que l’on retrouve dans ces niveaux scolaires sont beaucoup plus étudiées que les autres. J’ai déjà évoqué ici la sous-représentation de l’enseignement supérieur dans les recherches en sciences de l’éducation mais pour le cas de la didactique, cela peut sembler plus légitime dans la mesure où beaucoup de cursus universitaires sont fortement liés aux disciplines scientifiques et le travail de transposition des savoirs effectué par l’institution et les enseignants y est sans doute moins manifeste. Cet état de fait reste cependant dommageable en particulier pour les formations visant une professionnalisation en dehors de la recherche scientifique (les ingénieurs par exemple). Cela n’est pas sans m’interroger sur la place à donner aux questions relatives à la didactique dans ma thèse, notamment autour de disciplines qui n’ont, à ma connaissance, pas fait l’objet de travaux en didactique comme au hasard l’urbanisme, l’hydrologie ou la géologie.

Étymologie de l’étymologie

Quand on commence à réfléchir sur une question, on nous rappelle suffisamment à l’école qu’il est utile d’en définir les termes. Énoncée comme ça, difficile de contredire cette règle de bon sens : avant de parler de quelque chose, il est bon de savoir de quoi on parle exactement. Mais pragmatiquement, on se rend vite compte que les termes ont souvent plusieurs sens, ils sont polysémiques. Une bonne partie de cette polysémie est relative aux contextes d’utilisation et découle souvent d’emprunts successifs au langage courant. Pour prendre un exemple, le mot « acteur » ne renvoie pas à la même définition en sociologie – où il peut être individuel et collectif, c’est-à-dire renvoyer aussi bien à une personne qu’à une institution comme c’est le cas chez Erwing Goffman notamment – que dans le monde du théâtre qui a donné le sens ordinaire du mot. S’il peut y avoir une intention spécifique qui motive l’emprunt à l’origine, il est possible que celle-ci soit oubliée avec le temps. On peut trouver ici une des utilités de l’étymologie, comme forme d’archéologie du langage qui permet de retrouver l’origine des mots mais aussi les sens qu’ils ont pu avoir par le passé. Mais cela permet aussi de trouver plein de supers anecdotes à raconter en soirée du style : « Qui se souvient aujourd’hui que le mot français « dulcinée » est une référence à un des personnages du célèbre roman de Miguel de Cervantes, Don Quichotte (1605, 1615) ? »

Qui s’en souvient ? (Gravure de Gustave Doré, 1855)

Pour prendre le mot étymologie en lui-même (source : https://www.cnrtl.fr/etymologie/etymologie), celui-ci est une francisation attestée à partir du XIe siècle du mot etymologia en latin classique qu’on retrouve dans les textes de Cicéron ou encore plus anciennement chez Varron. Le mot est lui-même un emprunt au grec ancien, étant formé de ε’τυμος (étymos) qui signifie « vrai » et du suffixe -λογια (-logia) qui renvoie au logos (la raison, la connaissance) qui est utilisé pour former le nom des disciplines (fuséologie, musicologie…). La racine grecque donne ainsi recherche du vrai. Et c’est déjà là qu’est concentré ce qui va poser problème par la suite.

L’étymologie ne donne pas accès à la vérité

Le meilleur exemple de cela peut être trouvé dans la philosophie, partez d’une notion anodine comme l’amour, le beau ou le vrai et vous trouverez rapidement quantité et quantité de textes pour essayer de proposer une définition différente de ces concepts s’appuyant ou non sur la racine étymologique de ces mots. La masse de références ne faisant que s’étoffer au fil du temps, nous sommes bien souvent contraints de prendre arbitrairement une définition parmi d’autres. Parfois c’est parce que nous sommes d’accord avec celle-ci (préférence), parfois c’est parce que c’est ce qu’on s’imagine être le sens courant le plus partagé (simplicité de communication) et bien souvent aussi en raison d’une ignorance toute logique : on ne peut pas connaître toutes les définitions qui ont un jour été formulées.

Sandwich « Chèvre, Tomate, Salade »

Et ici, si l’étymologie peut permettre d’explorer et d’élargir son panorama de définitions, elle ne donne pas accès à une forme de vérité. La définition la plus ancienne n’est pas mieux que celle qu’on peut trouver dans un dictionnaire. Une définition n’est pas meilleure parce qu’elle repose sur les différentes composantes (souvent issues d’autres langues qui ont connues leurs propres évolutions) qui ont permis de construire le mot. Ça peut paraître assez évident si on prend un exemple : les préférences alimentaires de Sir John Montagu (1718-1792), quatrième comte de Sandwich et son amour pour les jeux de cartes n’exercent pas au quotidien une grande influence sur ce que vous pouvez trouver dans la boulangerie en bas de chez moi. Si l’on voulait comprendre quelque chose au sandwich au-delà de la simple genèse du mot, il serait sans doute utile de s’interroger sur les préférences alimentaires des consommateurs villeurbannais, sur l’organisation économique internationale et locale ou encore sur la division du travail capitaliste qui fait qu’il y a des boulangers et des employés qui ont de petites pauses le midi, la structure des filières agro-alimentaires qui détermine en bonne partie la disponibilité de tel ou tel produit, etc… De la même façon ici, d’un point de vue historique, il y a de bonnes chances que le concept de « mettre des aliments entre deux morceaux de pain » ait existé bien avant que le mot « sandwich » rentre dans les usages.

Je vais maintenant essayer de m’attaquer aux notions qui peuvent justifier le recours à l’étymologie dans un nombre varié de contextes.

1- L’étymologie comme appel à la tradition

J’ai déjà commencé à évoquer ce point dès l’introduction mais les étymologies dont il est question pour justifier un argument sont souvent issues des mêmes langues. On trouve ainsi beaucoup de renvois au vieux-français, au latin (qu’il soit classique ou tardif), au grec ancien voire ici au proto-indo-européen. On peut également trouver des références aux langues germaniques comme l’allemand voire l’anglais. La raison est assez simple, historiquement, le français contemporain est une évolution du vieux-français (la fameuse langue d’Oïl, dans sa variante parisienne) qui lui-même tire une bonne partie de son origine dans le latin, langue de l’Empire Romain d’abord et de la religion catholique ensuite. De même, bon nombre de mots savants, passés ou non par le prisme du latin viennent du grec ancien comme c’est le cas du mot « étymologie » comme exposé précédemment. Toutes ces différentes langues (vivantes ou mortes) appartiennent à la même grande famille que sont les langues indo-européennes. D’un point de vue purement descriptif ce n’est effectivement pas faux de faire remonter l’origine des mots à ces différentes langues !

Mais la mise en avant de ces éléments historiques n’obéit pas qu’à une volonté de description scientifique, elles renvoient à un certain prestige érudit qu’on retrouve aussi dans l’enseignement secondaire (faire du latin et/ou du grec est une marque de distinction sociale). L’étymologie exposée est ainsi systématiquement le produit d’une double-sélection, par nos connaissances historiques d’abord (qui désavantagent beaucoup les langues ayant été moins écrites et retranscrites), par le prestige ensuite. Il y a un renvoi privilégié aux langues écrites que l’on connaît le mieux. Par exemple, encore aujourd’hui nous avons perdu l’essentiel de la littérature des Etrusques et nous ne sommes pas capables de déchiffrer toutes les traces que nous ont laissées ces voisins directs des Romains dont on peut légitimement penser qu’ils ont exercés une influence significative sur ces derniers et leur langue – des rois étrusques ayant régné sur Rome avant l’avènement de la République romaine. Dans le cas du français en lui-même, pendant une bonne partie du Bas Moyen-Age sur le territoire qui correspond à la France actuelle, les langues artistiques les plus prisées étaient le picard et l’occitan. Il me semble ici que la sélection opérée a quelque chose à voir avec le sort réservé aux langues dites « régionales » par la construction politique centrée sur l’Ile de France que le territoire a connu. Celles-ci ont été explicitement interdites au sein des institutions (en particulier l’école) sous la IIIe République (1870-1940) et même aujourd’hui, la France n’a toujours pas ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. L’actualité donne ainsi chaque année des exemples des difficultés que peuvent avoir des lycéens à passer leurs épreuves du baccalauréat dans d’autres langues. Les liens entre ces langues et le français sont ainsi systématiquement oubliés dans les éléments étymologiques qui sont retenus dans les argumentaires.

Civilization VI (2016) – Firaxis Games

2- L’étymologie au piège de l’essentialisme

Cette utilisation de l’étymologie qui flirte du côté de la linguistique s’appuie beaucoup sur une prétention à l’universalité. Dans l’exemple que j’ai donné en introduction, la référence aux indo-européens peut être comprise comme une façon d’accéder à une permanence historique, une vérité générale « de tous temps » voire à l’accès à des lois fondamentales de telle ou telle culture, civilisation ou même du comportement humain en général. Ici le problème le plus évident est l’essentialisme soit l’uniformisation abusive de populations autour de catégories souvent assez arbitraires. On retrouve à nouveau une vision sélective de l’histoire et des collectifs humains qui va constituer un ou plusieurs peuples sous l’étiquette de « civilisation » quand d’autres seront jugés indignes d’être élevés à ce rang voire seront tout bonnement oubliés. La notion elle-même de civilisation (malgré l’affection que je peux avoir pour la série de jeux éponyme) est abondamment critiquée et relativisée par de nombreux historiens et anthropologues comme Claude Levy-Strauss dans Race et Histoire (1952) ou plus récemment dans cet article de Briand, Dupont & Longhi (2018).

3- L’étymologie comme révélatrice de structures profondes

Mais au-delà de l’essentialisme, il me semble qu’il y a surtout derrière cela l’idée que le langage serait directement rattachée aux structures mentales. On trouve cette hypothèse dans des œuvres comme le célèbre roman 1984 de George Orwell où le contrôle de l’État est si total qu’il en vient à redéfinir la langue (la fameuse novlangue) de manière à empêcher le peuple d’avoir des idées contestataires par l’entremise du vocabulaire. Sans mot pour désigner une notion, il ne serait pas possible de penser celle-ci. Cette hypothèse pose deux problèmes, le premier étant relatif au roman en lui-même et l’autre en linguistique.

Dans le roman, la novlangue est en réalité réservée aux membres du parti « IngSoc » qui l’utilisent d’abord comme outil de distinction entre eux et vis-à-vis des prolétaires (qui n’ont pas le droit de l’utiliser et dépourvu d’éducation), sa maîtrise étant compliquée car son dictionnaire est perpétuellement épuré et remanié. Ainsi, maîtriser les subtilités de la novlangue est avant tout une preuve de dévotion à l’égard du parti. C’est à ce titre que la novlangue est un outil de contrôle. Pas parce qu’elle permettrait d’agir sur les structures mentales des personnes, mais plus parce qu’elle participe à faire du Parti et de son leader Big Brother la seule et unique source d’autorité légitime dans l’Angleterre que dépeint Orwell. C’est dans cette même perspective qu’on peut comprendre la volonté de l’IngSoc d’effacer toute trace du passé en transformant la culture, les comportements et le langage. Pour une analyse plus complète de la novlangue, je vous conseille vivement cette vidéo de Linguisticae !

En ce qui concerne l’objection linguistique à proprement parler, on trouve l’idée que le langage détermine les structures mentales notamment chez le philosophe Ludwig Wittgenstein et qui sera ensuite désigné par « déterminisme linguistique ». Ce concept avait été exploré précédemment en linguistique avec l’hypothèse Sapir-Whorf qui a été invalidée sous sa forme radicale dans les années 70. Si l’on reconnaît que la langue parlée peut avoir une influence sur les structures mentales ou les émotions des locuteurs natifs, il ne semble pas y avoir de détermination stricte. Poussée à l’extrême, cette idée est explorée dans le très sympathique film de science-fiction Premier Contact (Arrival) réalisé par Denis Villeneuve et adapté de la nouvelle Story of your life écrite par Ted Chiang. Dans ce long-métrage, les extraterrestres au centre de l’intrigue ont un rapport au temps très différent de celui des humains, rapport que l’on retrouve dans leur langue qui s’écrit au moyen de sortes de cercles d’encre où les phrases se présentent d’un bloc et où il n’y a pas de distinction entre passé, présent et futur. Dans cette logique, la maîtrise de ce langage leur permet de ne pas être affecté par le temps en leur permettant de prédire l’avenir et je n’en dirait pas plus pour ne pas gâcher la découverte du film à celles et ceux qui ne l’auraient pas vu.

Premier Contact/Arrival (2016) de Denis Villeneuve

Continuer à faire de l’étymologie !

Malgré les critiques que j’ai pu énoncer, évidemment qu’il faut continuer à faire de l’étymologie, cela peut à la fois constituer une porte d’entrée originale pour parler d’histoire et d’échanges/transmissions entre les époques et les cultures, cela peut aussi aider à comprendre des mots qu’on ne connaît pas en repérant ses racines ou encore à mémoriser l’orthographe des mots (notamment en ce qui concerne les lettres muettes!). Je pense que l’étymologie est aussi un bon moyen de prendre conscience du fait que la langue est une notion dynamique et que celles-ci évoluent pour plusieurs raisons : pour appréhender de nouveaux concepts, par l’inter-influence d’autres langues, pour simplifier sa construction ou ses formes en faisant disparaître certaines irrégularités par exemple ou encore pour distinguer des groupes et contextes sociaux (le verlan vs le français « soutenu »).

J’ai essayé de vérifier au mieux les éléments que j’ai utilisé pour faire cet article, mais il est possible que j’ai commis des erreurs factuelles, n’hésitez pas à m’en faire part ! On se retrouve prochainement pour un billet qui portera sur le début de la thèse !

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