Une entrée de journal de bord, quelques mois après le début de la thèse. L’occasion de donner à voir comment ça se passe et comment ça mouline ! C’est parti !

2020 a été une année particulière, sans doute pour tout le monde au vu de la situation sanitaire globale, elle aura au moins été pour moi l’année marquant le début de mon doctorat. La possibilité de travailler sur le sujet des questions environnementales dans les formations d’ingénieur est apparue au cours du service civique que j’ai effectué à l’INSA Lyon (septembre 2019 – mars 2020). Je dirais que j’ai eu surtout beaucoup de chance car la chose n’avait rien d’évident même si les mobilisations étudiantes auxquelles j’ai participé n’y sont pas totalement pour rien. Ce doctorat, c’était à la fois l’occasion de poursuivre des réflexions initiées quelques années plus tôt devant les ambiguïtés de la double-formation initiale que j’ai suivie (le double-cursus architecte-ingénieur entre l’ENSAL et l’INSA en ce qui me concerne) et aussi la piste ouverte par le collectif étudiant « Transition GCU » en 2019. J’en ai déjà parlé ici si vous voulez en savoir plus.
« Thèse » ou « Doctorat » ?
Les deux, mon capitaine ! Plus sérieusement, le doctorat est le nom générique pour les formations universitaires de cycle 3 (le cycle 1 correspondant aux licences et aux classes préparatoires tandis que le cycle 2 désigne les masters, mastères et autres diplômes de grandes écoles comme les écoles d’ingénieur). C’est une formation par et pour la recherche scientifique ce qui en fait également une première expérience professionnelle de chercheur. La thèse est le nom de ce travail de recherche particulier dans la mesure où il est généralement bien plus long et bien plus solitaire que les travaux de recherche des chercheurs en activité. Suivant les disciplines, l’ampleur de la thèse est assez variable, mais dans le domaine des sciences de l’éducation, je n’en ai pas trouvé de moins de 300pages. La thèse est donc un gros morceau du doctorat et la soutenance de thèse vient le conclure, mais il ne faut pas le réduire à celle-ci, c’est plus un abus de langage. Il y a aussi en complément une part de formation plus traditionnelle et plus largement une composante de socialisation du doctorant qui passe par la participation voire l’organisation d’évènements scientifiques et le fait de partager son travail à la communauté des chercheurs. Une partie du temps peut également être consacré à l’enseignement (60h/an), quelque chose qui m’intéressait aussi beaucoup dans le doctorat.
Il dure au minimum trois ans. Je dis au minimum, parce qu’en 2016, seuls 43% des doctorants ayant soutenu leur thèse l’avait commencé trois ans plus tôt selon le ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation (MESRI). Cette part est encore plus limitée dans les sciences humaines et sociales où les thèses ont tendance à être plus conséquentes en nombre de pages, plus longues mais aussi moins bien financées ce qui peut être un facteur d’explication. Toujours selon le ministère, seulement 36% des doctorants sont financés en sciences humaines et sociales, soit près de deux fois moins que la moyenne nationale globale qui monte même jusqu’à 98% en Physique ou en Mathématiques!) . En effet, il est assez évident qu’il est plus difficile d’avancer sur sa thèse si l’on doit exercer une autre profession à côté pour subvenir à ses besoins. Ce n’est heureusement pas mon cas et l’obtention d’un contrat doctoral (financement sur trois ans d’un équivalent mensuel d’au moins 1660€ brut) auprès de l’INSA a été un facteur important pour me décider à me lancer dans cette thèse.

Et comment tu travailles ?
Des phases de travail pour s’organiser
Comme je le disais plus haut, le doctorat c’est long ! S’il n’y a pas de programme à proprement parler, on peut découper le tout en plusieurs phases. Je ne suis pas sûr que le découpage que je donne est transposable au cas de tous les doctorants, mais voilà comment je compte m’y prendre. Il faut aussi garder à l’esprit que les phases peuvent se chevaucher, et que par exemple l’expérimentation peut conduire à modifier la méthodologie envisagée initialement ou que des textes parus pendant la thèse peuvent donner à reconsidérer l’état de l’art réalisé au début.
- État de l’art : Quels sont les analyses formulées par les différents chercheurs de ou des disciplines concernées à propos du sujet ?
- Problématique & Hypothèses : Quel est précisément le problème scientifique considéré dans cette recherche ? En quoi se distingue-t-il de ce qui a déjà été fait ? Quelles sont les références privilégiées pour le traiter ?
- Conception de la méthodologie : Quelle méthode de recherche met-on en place pour étudier le problème ?
- Expérimentation : Quelles sont les observations réalisées dans le cadre fixé par la méthodologie ?
- Analyse et rédaction : Comment les observations éclairent-elles le problème initial ? Que peut-on en tirer ? Qu’est-ce qui reste encore en suspens ?
Pour le moment, je m’approche petit à petit de la charnière entre les deux premières phases, c’est-à-dire le moment où l’on commence à avoir une idée un peu claire de là où en est la recherche autour des thématiques qui sont les miennes (les écoles d’ingénieur, l’éducation aux enjeux écologiques, le traitement de questions vives dans les formations, la formation des enseignants). Il me reste encore pas mal de choses à lire, notamment en ce qui concerne la littérature anglophone, mais ça avance progressivement. La deuxième phase renvoie à un travail un peu différent qui est de préciser la problématique sur lequel je vais travailler c’est-à-dire le faisceau de questions que je veux traiter par rapport à ce qui n’est pas encore traité dans les recherches précédentes, ou bien qui n’a pas été traité avec tel ou tel angle. En choisissant l’angle d’attaque, on s’oriente déjà vers certaines méthodologies ce qui fait que là encore, il y a beaucoup de porosités. Sur ces aspects, mon travail de recherche est beaucoup basé sur des lectures et sur le fait de mettre en relation ces différents textes. Les lectures ne se font pas au hasard, elles sont aussi sélectionnées par rapport aux thématiques que j’ai identifié initialement et par rapport aux différents courants qui me semblaient pertinents. Mes deux directrices de thèse sont ici bien précieuses pour m’aiguiller vers les auteurs ou les textes « de référence » que je n’aurais pas forcément identifié sans cela.

Pour garder la vision d’ensemble sur les multiples ramifications conceptuelles et historiques, j’utilise une carte mentale que j’ai surnommée le « brocoli », rapport au côté très buissonnant de l’exploration bibliographique : en lisant un texte rattaché à telle branche de l’arbre, on tombe sur une multitudes de références qui s’ouvrent chacune sur davantage de concepts. J’ai organisé ce brocoli avec plusieurs entrées : la formation, l’environnement, les organisations (et les identités professionnelles) et le néolibéralisme. Le défaut de cette représentation est que ce n’est pas très pratique pour figurer les liens transversaux entre les notions qui peuvent être présentes potentiellement à plusieurs endroits à la fois.

L’enquête de terrain
Les phases que j’ai donné plus haut ne font pas figurer l’enquête de terrain qui est pourtant une partie importante de mon travail. Suivant les recherches menées en sociologie du curriculum sur lesquelles je m’appuie beaucoup, pour comprendre une formation, il est important de considérer l’institution dans laquelle elle prend place et les disciplines (scolaires et/ou scientifiques) qui la composent. Le curriculum (terme anglo-saxon qui désigne un programme de formation au sens large) est un objet dynamique qui est le résultat à un instant t des tensions entre l’institution et le personnel enseignant d’une part, entre les différentes composantes de la formation d’autre part. Tout n’est pas explicite dans le curriculum et les auteurs distinguent sa dimension formelle (ce qui est affiché dans les programmes et les maquettes pédagogiques, le discours officiel de l’institution…) de sa dimension réelle (ce qui se trouve concrètement enseigné et ce que les étudiants en retirent). En ce qui concerne les écoles d’ingénieur, par exemple, on trouve des clivages très marqués entre les sciences « dures » et les sciences humaines qui sont souvent reléguées à la périphérie de la formation de par leur nombre d’heures limitées mais aussi dans le discours ambiant qui les fait passer pour moins scientifiques que les autres. Ces clivages sont également présents à l’intérieur des matières proches des sciences dures, entre celles qui sont plus abstraites (les mathématiques) contre les disciplines plus appliquées (l’hydrologie par exemple).

Dans mon cas, l’enquête de terrain a pour but de dresser un tableau fidèle de ces rapports de force en s’appuyant sur des entretiens avec les enseignants mais aussi à partir de documents d’archive afin de retracer les évolutions successives des départements de « Formation Initiale aux Métiers de l’Ingénieur » (équivalent d’une prépa intégrée) et de « Génie Civil Urbanisme » (département de spécialité) de l’INSA Lyon. Les évolutions de maquette sont des moments particulièrement intéressants parce qu’ils donnent à voir les rapports entre les membres de l’équipe pédagogique, et à travers eux, entre les différentes composantes de la formation. L’enseignement étant particulièrement relié à l’activité de recherche d’un établissement, plus d’heures dans une discipline implique souvent le recrutement de nouveaux personnels qui viendront étoffer le laboratoire associé à celle-ci. Ainsi, dans la conception d’une formation, il apparaît assez clairement que les enjeux de la formation en elle-même ne sont pas les seuls à prendre en compte pour comprendre les choix qui ont été faits.

Les entretiens sont aussi l’occasion d’en apprendre plus sur les références que les enseignants mobilisent pour concevoir leur enseignement et de comprendre comment ont pu être vécues les transformations successives. Si les entretiens ne permettent pas de tirer de conclusions implacables, c’est toujours assez frappant de voir à quel point ils font ressortir des tendances communes chez les personnes interrogées. Au vu du terrain considéré, ce n’est pas totalement surprenant cela dit, globalement ces personnes exercent les mêmes activités, sont issues des mêmes classes sociales, bon nombre d’entre eux à l’INSA ont suivi des formations d’ingénieur, etc… Mais il est possible que d’autres tendances insoupçonnées émergent au fil des entretiens (les femmes enseignantes-chercheuses ont-elles une pratique différente des hommes ? Quid des précédentes expériences professionnelles des enseignants ? La génération est-elle un critère différenciant ? etc.).
Il est aussi très intéressant pour moi d’être en mesure de comparer ces témoignages avec les données historiques qui permettent de prendre du recul. Évidemment, certains interviewés peuvent m’apparaître plus sympathiques que d’autres ou bien tenir un discours qui correspond davantage aux a priori que je peux avoir ou aux résultats que d’autres chercheurs ont pu obtenir sur d’autres terrains. Pour garder une certaine neutralité, il est donc très utile de pouvoir comparer le discours sur les évolutions de la maquette avec les volumes d’heures par discipline, les effectifs enseignants, etc. Ce n’est pas une posture toujours simple à tenir surtout dans la mesure où je suis en observation participante, c’est-à-dire que je joue un rôle actif dans les discussions en cours sur les transformations des formations et que je n’ai donc pas la position d’un observateur extérieur. Je reviendrais sur ce point dans un article prochain.
Un aspect sur lequel je voudrais étendre mon enquête c’est le poids des entreprises dans lesquels les étudiants se retrouvent embauchés. Si une partie d’entre elles est représentée au sein des instances de l’INSA, ces quelques unes ne sont pas nécessairement représentatives du tissu industriel qui recrute les diplômés. La question est moins pertinente pour le département de Formation Initiale aux Métiers de l’Ingénieur pour qui le sujet des programmes du lycée est potentiellement beaucoup plus présente dans les esprits, mais pour les départements de spécialité comme Génie Civil Urbanisme, celle-ci me paraît tout à fait à même de faire émerger des éléments déterminants pour les formations. Au vu de la variété des métiers vers lesquels la formation peut orienter, les carrières suivies par les étudiants sont-elles le miroir de la partition entre les différentes disciplines ? Si c’est le cas, on devrait retrouver la majorité des étudiants dans des métiers liés à la structure des bâtiments et des ouvrages d’art, est-ce vrai à l’heure actuelle ? Est-ce que ça l’a été par le passé ? Pour cela il me faudra sans doute fouiller les enquêtes emplois réalisées par l’école, la liste des entreprises dans lesquelles des stages ont été réalisé pourrait éventuellement être intéressante à ce titre…
Vers une problématique !
Pour construire la problématique, j’ai commencé à lister les différentes questions qui émergent au fur et à mesure de mes lectures et de l’enquête de terrain. J’ai essayé de raisonner à partir des thématiques principales en les organisant à nouveau en carte mentale.

Ce travail d’état de l’art et de problématisation devrait continuer de m’occuper pour l’année qui vient. L’objectif sera de clarifier tout ça et de poser les bases de la méthodologie. Une partie du prochain semestre me servira aussi sûrement à rédiger une bonne partie de ma revue de littérature (qui est la partie de la thèse qui correspond à l’état de l’art), notamment pour les concepts plus anciens et les courants sur lesquels j’ai le plus lu, quitte à y revenir pour préciser par la suite.
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