Cet article est construit à partir d’une présentation réalisée pour le colloque « Formation Education Compétences et Objectifs de Développement Durable » du 7 et 8 juillet 2021. Il s’agissait d’un colloque organisé par l’association RéUniFEDD qui regroupe des enseignants et des chercheurs autour des questions de durabilité dans l’éducation (au primaire, dans le secondaire et dans le supérieur). Ce texte expose mes observations réalisées à l’INSA, notamment à propos de la manière dont les enseignants de l’établissement se positionnent par rapport à l’évolution en cours des formations.

Introduction
Cette communication présente les premiers résultats de l’enquête exploratoire conduite à l’Institut National des Sciences Appliquées de Lyon (INSA ci-après) dans le cadre de notre recherche doctorale en sciences de l’éducation. Après deux ans de tronc commun, les étudiants de l’INSA intègrent un des neuf départements de spécialité pour trois ans. Si ceux-ci disposent d’une autonomie les uns par rapport aux autres, ils affichent un fort objectif commun de professionnalisation. Il est à noter que les programmes de ces formations sont déterminés à l’échelle locale mais font l’objet d’une évaluation tous les cinq ans par la Commission des Titres d’Ingénieurs. Depuis 2019, l’école s’est engagée dans une réforme curriculaire qui vise à former ses élèves ingénieurs aux enjeux sociétaux dans la perspective des ODD. L’établissement entend ainsi que des thématiques comme les changements climatiques, les atteintes portées au vivant ou encore la responsabilité sociétale des ingénieurs soient abordés dans toutes ses formations. Mais comment les enseignants se positionnent-ils face à ces évolutions curriculaires visant à répondre aux enjeux socio-écologiques ?
Comprendre la position des enseignants
Les analyses présentées ici s’appuient sur un corpus de six entretiens d’une heure et demie réalisés avec des enseignants de l’INSA. J’ai également suivi la plupart des réunions des groupes de travail de l’établissement sur l’évolution de la formation depuis septembre 2020. L’analyse d’archives nous a par ailleurs permis de reconstituer les évolutions des curriculums depuis les années 80. Des études antérieures ont mis en évidence l’importance de différents facteurs qui président à la construction des formations dont nous retenons ici quatre dimensions à partir desquelles nous avons analysé nos données de terrain :
- Les rapports qu’ils entretiennent avec l’institution notamment au travers du processus d’évolution des curricula ;
- Leur référence à des pratiques professionnelles existantes ou souhaitables ;
- Leur rapport à l’interdisciplinarité (ici entendue au sens large comme le fait de mélanger les perspectives disciplinaires voire de les dépasser dans un enseignement) ;
- La sensibilité propre des enseignants vis-à-vis des enjeux qui apparaissent comme autant de questions socialement vives.
1- Rapport à l’institution
Nos entretiens et nos observations ont fait émerger un parallèle entre les positions des enseignants vis-à-vis de l’école et la place que leurs disciplines occupent dans les curricula. Les enseignants qui disent adhérer le plus aux valeurs de l’institution et aux évolutions en cours se retrouvant notablement issus de disciplines dont la place est soit majoritaire et stable, soit minoritaire et croissante. A l’inverse, les enseignants plus réservés que nous avons identifiés sont plutôt issus de disciplines dont la place dans le curriculum est en recul ou menacerait de le devenir.
Les acteurs de terrain considèrent ainsi le chantier d’évolution en cours à la lumière des précédentes transformations et des trajectoires que leur paraissent suivre leurs disciplines de rattachement. Si le chantier se présente comme une construction collaborative dans laquelle tous les enseignants sont invités à participer, les rapports de force préexistants n’en sont pas moins réactivés. Nous pensons ici en particulier aux effectifs enseignants des différentes disciplines qui sont directement proportionnels à leur place au sein des programmes de formation. Singulièrement, il apparaît que les points de vue épistémologiques et les objets traités par des disciplines plutôt minoritaires se révèlent bien plus laborieux à évoquer et à défendre dans les différentes réunions en dépit de la bonne volonté de l’ensemble des participants. Ces asymétries purement numériques ne font cependant pas tout et il ne faudrait pas oublier de prêter attention à la dimension dynamique dans le positionnement des enseignants. Comme pointé plus haut, notre enquête tend à montrer que la trajectoire de chaque discipline (en croissance, stable, en recul) participe également à influencer la perception des enseignants sur le chantier en cours. Si notre faible échantillon ne nous permet pas de trancher en l’état, les enseignants des disciplines en recul paraissent notablement plus pessimistes et plus réservés sur le chantier (donc moins actifs) et plus enclins à craindre qu’il entraine de nouvelles réductions pour leur matière.
2- Pratiques de référence
Par ailleurs, les références mobilisées par les enseignants demeurent multiples, même si la question de ce que devrait être un ingénieur reste en même temps incontournable et relativement évasive. L’ingénieur apparaît souvent comme se devant d’être travailleur et doté d’une solide culture scientifique (principalement dans les sciences dites « naturelles »). Cette culture est vu comme une matrice susceptible de développer chez les étudiants l’esprit critique ainsi qu’un certain nombre d’outils conceptuels et formels. Mais c’est sa capacité à résoudre des problèmes posés par la société ou les entreprises (ce qui reviendrait au même pour l’un des interviewés) qui paraît véritablement centrale. On retrouve ici un constat dressé par Donald Schön dans son livre de 1983 The Reflective Practitioner qui pointe l’effacement du problem framing (la problématisation) devant la proéminence du problem solving (la résolution de problème) dans beaucoup de formations comme notamment celles des ingénieurs. Toujours est-il que cette résolution de problème demeure assez nébuleuse, le champ des problèmes considérés étant trop étendu pour que des éléments en ressortent particulièrement.
Dans le département de spécialité « Génie Civil Urbanisme » que nous avons étudié plus précisément, la tension entre l’ambition de former des experts techniques et des ingénieurs plus généralistes est manifeste. D’un côté, il s’agit de ne pas être trop superficiel quant aux contenus scientifiques et techniques abordés, mais de l’autre, la diversité des débouchés apparaît comme un souci fondamental qui impose de diversifier les contenus. Dans cette perspective, les enjeux socio-écologiques sont perçus de manière ambivalente : leur implantation pouvant se faire au détriment des autres disciplines, alors condamnées collectivement au « saupoudrage », ou bien être à l’inverse une occasion de conforter l’employabilité des diplômés en les dotant de nouvelles compétences.
3- Interdisciplinarité et identité disciplinaire des enseignants
Tous les interviewés (parmi lesquels tous ne sont pas enseignants-chercheurs) font ressortir une identité disciplinaire marquée qui s’exprime dans des formes diverses, celle-ci peut être vue classiquement comme un champ de spécialisation mais aussi s’inscrire dans une logique plus transversale. Les enseignants concernés présentent alors leur discipline comme une matrice essentielle de la culture scientifique de base dont a besoin l’ingénieur.
Si la plupart des interviewés interviennent dans au moins un enseignement interdisciplinaire, peu d’entre eux vont jusqu’à mélanger les sciences dites « pour l’ingénieur » (SPI) aux sciences humaines et sociales (SHS). Nous avons par ailleurs constaté une forte polarisation entre ces deux typologies de sciences dans l’établissement. Cette partition (80% SPI, 20% Humanités : Sports, Langues et SHS) constitue un repère peu contesté dans les réflexions des participants aux groupes de travail sur l’évolution des formations.
Si l’interdisciplinarité apparaît comme globalement positive, elle n’est pas toujours jugée accessible aux étudiants avant les dernières années de la formation dans la mesure où les « fondamentaux » disciplinaires seraient des points de passage nécessaires. Plusieurs enseignants ne voient pas autrement la durabilité et placent celle-ci dans la continuité de leur discipline, comme une couche de complexité supplémentaire à aborder une fois que les bases sont maîtrisées par les étudiants. On comprend dès lors le malaise de certains enseignants à introduire trop prématurément ces problématiques.
4- Sensibilité personnelle des enseignants aux enjeux
En reprenant les quatre postures enseignantes proposées par Thomas Kelly en 1986, les interviewés apparaissent concentrés autour d’un pôle « neutre », c’est-à-dire qu’ils se refusent catégoriquement à livrer leur propre point de vue aux étudiants. Nous observons également une divergence dans l’approche des enjeux par les enseignants dans leur discours. Certains adoptent un cadrage essentiellement institutionnel des enjeux en référence aux ODD ou au GIEC notamment quand d’autres préfèrent mettre en avant le questionnement critique de ces premières approches ou encore le travail d’associations de défense de l’environnement. Si dans nos entretiens, les approches plus individuelles ne ressortent pas (sensibilisation, adoption d’écogestes, etc…), celles-ci constituent un axe non-négligeable du travail associatif étudiant et de la cellule DD&RS de l’établissement, participant ainsi au curriculum extra-scolaire d’une partie significative des étudiants. Par ailleurs, nous avons également constaté que les interviewés dont la sensibilité à la durabilité paraît peu marquée opèrent une réduction des enjeux socio-écologiques au seul enjeu climatique plus médiatisé (voir l’article précédent où nous parlions de cet aspect).

Ecologie de l’institution et formation à l’écologie
L’attention aux rapports de force internes que nous avons tenté de retracer ici nous paraît une donnée incontournable pour se situer dans l’institution et permettre une réforme consensuelle. La sociologie du curriculum attire notre attention sur l’écho que les tensions cristallisées dans le curriculum ont sur la formation que reçoivent effectivement les étudiants. C’est dire au fond que les relations entre les enseignants selon leurs disciplines et leur place dans la formation participent directement au curriculum. Cette idée implique finalement que l’on ne saurait former des ingénieurs démocrates et attentifs à la pluralité des modes d’habitat du monde – une perspective proprement « écologiste » si l’on suit Pierre Charbonnier dans son livre « Abondance et Liberté » (200) – sans une gouvernance qui s’appliquerait à elle-même ces principes.
Il nous semble que l’on a trop souvent considéré dans les institutions de l’enseignement supérieur que ces médiations allaient de soi et qu’elles pouvaient s’opérer implicitement alors qu’elles constituent des points de passage cruciaux pour toute équipe enseignante. C’est essentiellement à l’occasion des « réformes de la formation » qu’une formalisation s’opère, dans des contextes peu propices à la discussion apaisée. Ces points de passages n’apparaissent pas moins comme des actualisations de la relation que chaque enseignant entretient avec le collectif et avec l’institution. Ainsi tel enseignant ou tel groupe d’enseignants se considérera brimé par la décision retenue, ainsi tel autre y verra l’occasion d’expérimenter de nouvelles techniques pédagogiques ou d’explorer de nouveaux contenus. Sans doute les enseignants ne sont-ils pas préparés aux rapports de force et aux situations violentes qu’un tel processus peut occasionner, en particulier lorsqu’il survient dans un cadre dont rien n’empêche qu’il soit autoritaire. Par ailleurs, l’intelligibilité des perspectives disciplinaires les unes par rapport aux autres n’est pas aussi acquise que l’on pourrait le penser en particulier pour des disciplines basées sur des épistémologies très différentes. Là aussi des modes de médiation sont sans doute nécessaires, moins dans une perspective de fonder une bonne politique institutionnelle que pour permettre une compréhension « interculturelle » préalable des enseignants. Développer une réflexivité enseignante à cet endroit nous paraît ainsi particulièrement crucial afin de donner à lire les effets de domination, d’hégémonie et de minorisation qui peuvent s’exercer à l’insu des acteurs eux-mêmes.