Des (in)disciplines de recherche et d’enseignement (1/2)

Cet article en deux partie est basé sur un morceau (provisoire) de la thèse, j’ai retiré une bonne partie des références pour alléger le texte mais vous trouverez des liens en bas d’article si vous souhaitez aller plus loin.

La notion de discipline est incontournable à l’école primaire, au collège, au lycée mais aussi dans l’enseignement supérieur et la recherche. C’est notamment autour de celle-ci que sont établies les sections du conseil national des universités (CNU) sur lesquelles reposent en partie le statut et les recrutements des fonctionnaires enseignants-chercheurs. Les disciplines peuvent sembler un ordre naturel pour découper la science en champs de savoirs distincts mais complémentaires. Pourtant certaines recherches semblent résister à ce cadrage comme par exemple les études de genre qui peuvent regrouper des recherches en histoire, en économie, en psychologie, etc… On retrouve souvent l’idée qu’il faudrait renforcer la pluridisciplinarité, faire plus d’interdisciplinarité ou de transdisciplinarité qui permette de passer les frontières des différentes disciplines. Mais là encore, que faut-il comprendre derrière ces termes ? On parlera dans cet article de l’histoire des disciplines du côté des sciences et de l’enseignement et on donnera des pistes de réponses à cette question dans la suite !

Il était une fois les découvreurs (1994) d’Albert Barillé

Histoire des sciences et disciplines

L’idéal d’un système cohérent

Une première conception qu’on pourrait avoir de l’ordre disciplinaire serait de penser qu’on est face à un système cohérent des sciences, c’est-à-dire une sorte de division du travail scientifique qui permettrait de mieux accroître notre connaissance du monde. Cette division de la science semble cohérente par rapport à la logique réductionniste développée dès le XVIIIe siècle. Cette logique consiste à étudier séparément les parties d’un tout jugé trop complexe afin de comprendre comment il fonctionne. Pour le sociologue allemand Niklas Luhmann, le développement des disciplines est à lire comme l’expansion d’une conception bourgeoise de la société. Par bourgeoise il faut comprendre un ordre social construit sur la fonction (le métier) des individus dans les activités productives, logique qu’on ne trouve pas dans l’ordre féodal par exemple où la naissance détermine note position sociale. Ce que veut dire cet auteur qui écrit dans les années 70, c’est qu’à la spécialisation croissante des professions répondrait la spécialisation des scientifiques dans des disciplines qui seraient complémentaires. Cela revient à dire que l’addition des disciplines formerait un ensemble cohérent de savoir qu’on a découpé pour des raisons pratiques et sans conséquences.

Bibliothèque de Babel (2015) d’après Borgès par Andrew DeGraf

De l’ancien régime des savoirs à la science disciplinée

Pour des historiens contemporains comme Jean-Louis Fabiani, cette vision mérite d’être nuancée. Si on ne peut pas nier les avantages qu’a pu apporter la division du travail dans le champ scientifique, l’organisation en disciplines est en fait d’abord une logique de domination avant même de produire du savoir. Par domination, il faut comprendre une façon de gagner du pouvoir sur la société. Une des ruptures importantes de la science avec ce que Dominique Pestre appelle « l’ancien régime des savoirs », c’est la professionnalisation du travail scientifique. On passe de savoirs mondains et antiquaires (pensez aux cabinets de curiosité) à une éthique du travail minutieux et de la méthode rigoureuse qui s’appuie sur des instruments de plus en plus précis. On peut d’ailleurs noter que cette communauté scientifique qui a un goût pour les choses pratiques est dès le début très masculine là où les discussions des salons nobles étaient beaucoup plus mixtes. Des sociétés savantes et de nouvelles institutions (les hôpitaux, les corps d’ingénieurs) vont permettre de souder ce nouveau groupe et exclure de la science les amateurs et les charlatans qui produiraient du savoir dans d’autres espaces.

Dell’Historia Naturale (1599) de Ferrante Impero

Cette logique de domination ne s’arrête pas aux rapports entre science et société, mais elle se prolonge à l’intérieur de ce nouvel espace scientifique. Les chevauchements disciplinaires – parfois ouvertement hostiles comme lorsque les neurosciences essaient de prendre la place des sciences sociales – sont monnaie courante depuis longtemps. En effet, une discipline s’approprie en permanence de nouveaux territoires de recherche qui sont parfois déjà explorés par d’autres scientifiques. La conséquence directe de ce constat est que le savoir scientifique n’est pas unifié, différentes disciplines peuvent produire des explications divergentes sur un même phénomène. Il n’y a donc pas de classement objectif et définitif des savoirs. D’ailleurs, il ne faut pas réduire les disciplines scientifiques seulement aux savoirs produits dans la mesure où elles renvoient à des ensembles de pratiques. Chaque discipline développe son propre langage et des méthodes sont plus ou moins spécifiques. Ces caractéristiques agissent comme des marqueurs définissant l’identité des chercheurs. Ce faisant, il s’agit pour les disciplines de s’assurer une certaine unité épistémologique et cognitive mais aussi sociologique. Il faut ainsi voir une discipline comme un réseau mettant en relation des personnes, des notions et des objets qui est à son tour pris dans des réseaux plus vastes (l’université française par exemple) avec lesquelles les articulations demeurent instables. Cela signifie aussi qu’aucune discipline n’est purement auto-référencée, elles renvoient toujours à des champs de savoir différents à la manière de la biologie qui s’appuie sur la physique et la chimie pour développer un savoir particulier.

Les disciplines à l’épreuve du temps long

Sur le temps long, la discipline comme principe majeur d’organisation de la science paraît une forme transitoire entre les sciences a-disciplinaires antérieures à 1870 et les grands programmes thématiques post-deuxième Guerre Mondiale comme le nucléaire, la conquête spatiale ou la génétique. 1870 est une date-repère qui correspond à un tournant pour l’organisation de l’université en France et en Allemagne autour d’un modèle centré sur les disciplines qui associe recherche d’abord, enseignement ensuite. Je rappelle ici que les périodisations historiques sont bien entendu des représentations, on peut bien évidemment trouver d’autres façons de découper l’histoire des sciences.

Pour la période récente, sans vous faire le détail des changements législatifs et institutionnels depuis 1968, on peut retenir que :
– les établissements gagnent en autonomie pour définir leurs programmes et leur stratégie ce qui ne veut pas dire que l’État disparaît pour autant (accréditation, contrats d’établissements…) ;
– le pouvoir des enseignants-chercheurs et des instances disciplinaires (CNU) est progressivement limité au profit des directions des établissements qui ont de plus en plus de poids sur les recrutements.

Quelles disciplinarités dans l’enseignement ?

Du côté de l’enseignement, le terme est encore plus récent et n’apparaît qu’après la deuxième guerre mondiale avec un sens de formation de l’esprit. Auparavant, seules les humanités classiques (latines et grecques) avaient vraiment cette fonction de donner aux enfants une culture, une manière de penser. Les sciences et les mathématiques n’avaient alors qu’un rôle technique d’outillage. Après 1945, l’école primaire et le secondaire prennent une forme plus proche de ce qu’on connaît aujourd’hui où (dans l’idéal) les différentes disciplines/matières participent chacune à apporter une manière de penser, une culture spécifique qui participe à la culture générale et à l’ouverture au monde des futurs citoyens.

Pink Floyd : The Wall (1982) d’Alan Parker

Dans l’enseignement supérieur et en particulier à l’université, la logique qui a longtemps prévalu était celle d’une mise à disposition de savoirs scientifiques issus de la recherche. On venait à l’université pour ses propres raisons et le décrochage n’était pas vraiment une préoccupation. Il faut se représenter un enseignement supérieur beaucoup plus élitiste qui ne touchait qu’une part limitée de la population. En 1955, seule 0,3 % de la population française est étudiante alors que c’est 8 fois plus aujourd’hui. La seconde moitié du XXe siècle est très nettement marquée par une démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur dont le rôle change profondément. Pour Denis Lemaître, il faut ajouter à cela la mise en concurrence des établissements si l’on veut comprendre ce qu’il appelle « la pédagogisation des disciplines ». Elles deviennent alors des propositions (parmi d’autres possibles) de recontextualisation des savoirs scientifiques visant à faire acquérir aux étudiants des formes de rapport au savoir, des habitudes de pensée et d’action en conformité avec les finalités portées par l’institution. La conséquence est ici qu’il faut cesser de croire que les disciplines d’enseignement sont identiques d’un établissement à un autre même si elles partagent la disciplines scientifiques « sources ».

Une bonne illustration de ce mécanisme peut s’observer en école d’ingénieur dans laquelle on va fréquemment trouver des intitulés du type « géologie pour l’ingénieur », « outils mathématiques pour les sciences de l’ingénieur ». Un cas extrême de ce phénomène me paraît être à chercher du côté des disciplines « non-techniques » constituées par ces mêmes établissements. On y trouve une diversité de constructions très hybrides réalisées par des enseignants peu spécialistes (agrégés de lettres, coachs en management, ingénieurs reconvertis…) qui empruntent à une quantité de sources différentes. Cette complexité n’est d’ailleurs pas toujours reconnue à sa juste valeur quand, dans le même temps, les enseignants de « sciences dures » semblent avoir beaucoup de peines et d’inquiétudes à sortir de leur espace disciplinaire.

Pour aller plus loin :

Sur l’histoire des disciplines : Jean-Louis Fabiani, Vers la fin du modèle disciplinaire ?, Hermès n°67, CNRS Editions, 4p : https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2013-3-page-90.htm
Sur l’histoire de l’université après 1950 : Marie-Laure Viaud, Les innovateurs silencieux, histoire des pratiques d’enseignement à l’université depuis 1950, Presses Universitaires de Grenoble, 2015, 304p
Sur le sujet de la série d’articles : Laure Endrizzi, L’avenir de l’université est-il interdisciplinaire ?, dossier de veille de l’Institut Français de l’Education, ENS Lyon, 2017, 28p : http://veille-et-analyses.ens-lyon.fr/DA-Veille/120-novembre-2017.pdf

2 thoughts on “Des (in)disciplines de recherche et d’enseignement (1/2)”

  1. Très concis.
    Je ne suis pas tout à fait sûr d’avoir compris l’interaction entre « antichambre de la recherche », « démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur » et « mise en concurrence des établissements » (associé à la prévalence des directions sur les chercheurs) et comment ça aboutis à « des propositions […] portées par l’institution ». J’imagine que ça induit respectivement une dynamique de reproduction sociale et disciplinaire, une dynamique d’éducation (≠ instruction) culturelle comme en primaire et secondaire, et une accentuation de ce phénomène par le besoin de reconnaissent externe (autonomie des universités qu’ils disaient…). Mais bon je suis pas sûr. J’imagine qu’on doit pouvoir trouver ça dans tes refs, mais éclaircir en deux mots ce que change la démocratisation permettrait peut être d’éclaircir le propos et faire le pont entre ces trois notions.
    Ensuite c’est un peu surplombant, mais qu’est ce qui fait que ces disciplines sont connexe ? Pourquoi physique et histoire sont des disciplines scientifiques et non la sociol.. enfin l’écon… bon l’astrologie voilà (ou même la théologie d’ailleurs) ? Bref d’où vient la science. Toutes ces disciplines ont ça en commun c’est de se reconnaitre les unes les autres comme scientifique si on en reste à l’analyse en réseau social. Mais surtout en retour elles sont unifiées par la volonté d’être reconnue comme telle, d’être légitimée par la raison (ou un truc du genre). La question est : Comment en est-on arrivé là ? Par la professionnalisation de la science ok, mais d’où vient-il que l’on rémunère la recherche? Du fait du développement la technique permis par la division du travail, mais surtout par l’autonomisation de la classe bourgeoise qui en découle. Commerçants et artisans franchisés se réapproprie les arts libéraux dont la science issue du projet de la scolastique d’objectivation de la foi en lien avec la redécouverte des textes antiques. Là je m’étale, mais parler des fondements de la science et particulièrement des sciences de l’éducation sans évoquer leurs encrage dans les institutions universitaires dès le XIIe siècle parait étonnant.

    Par contre, plus préoccupant, j’ai pas bien compris en quoi le dernier paragraphe constituait une bonne illustration du précédent. On passe d’un contexte académique à un contexte technique et on finit par souligner les difficultés de la transdisciplinarité. Alors ça interroge la notion de discipline, et ça répond peut être à l’idée de « recontextualisation », mais je sais pas j’ai l’impression que c’est hors sujet (du moins par rapport à la sous partie).

    PS: j’ai pas compris non plus l’entrée « Sur le sujet de la série d’articles ».

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    • Hello !
      Merci pour ton commentaire 😉
      Pour prendre les choses dans l’ordre, la démocratisation de l’enseignement supérieur se produit dans un contexte particulier de montée en qualification de l’économie avec la rationalisation du travail qui continue et l’automatisation notamment mais aussi et surtout de l’arrivée du chômage structurel. Dans l’université pré-70s, il y a plus de besoins de main d’œuvre que de gens pour occuper les postes, on engage des gens qui n’ont pas forcément le niveau requis et on les forme sur le tas (formation continue assurée par les écoles d’ingénieur ou par les grandes entreprises de l’automobile par exemple). Beaucoup des gens qui commencent l’université ne la terminent jamais parce qu’ils sont allés bosser quelque part entre temps, tu as un poste d’enseignant fonctionnaire quand tu commences ta thèse… Quand la tendance s’inverse, l’exigence de qualification devient beaucoup plus cruciale pour faire le tri dans la population. Augmenter le niveau de formation de la population apparaît comme un moyen de lutter contre le chômage et s’adapter à une nouvelle donne économique où l’industrie est délocalisée (on ne rentrera pas dans le débat des autres options possibles et souhaitables). Le résultat c’est que l’échec scolaire à l’université apparaît alors franchement inacceptable : 50% des étudiants sortent sans DEUG (une L2) en 1983 ! La démocratisation aura aussi donné accès à l’université à toute une catégorie de la population qui ne l’avait jamais connu et avaient sans doute moins les codes (les capitaux culturels) pour s’y débrouiller. Pour résoudre ce problème, un des moyens retenus ça va être d’augmenter l’encadrement des étudiants (qui passe aussi par les services d’orientation et de vie scolaire qui sont renforcés). En mai 68, les étudiants demandent plus de liberté, dans les années 90, ils demandent à être mieux suivis et moins laissés à eux-mêmes. C’est ça qu’entend Lemaître par pédagogisation des disciplines, il y a tout un travail fait pour expliciter ce qu’on demande aux étudiants, de les mettre dans une logique de préparation des examens au travers des TD, etc… J’ai moins lu sur la mise en concurrence des établissements, mais on peut sans doute imaginer que dès que le taux d’échec devient un objet du débat public, elle est aussi un critère de sélection des étudiants et de leurs parents.

      Pour ta remarque sur l’université médiévale, une des grosses différences avec l’université moderne, c’est qu’on y fait pas de la recherche! Il y a finalement assez peu de continuité entre les deux, l’université médiévale se retrouve finalement plus dans les lycées « version Jésuites » que dans l’enseignement supérieur qui se constitue dans la deuxième moitié du XIXe siècle. On peut certes remonter au XIIe siècle pour parler de l’autonomie des activités enseignantes, mais ça ne permet pas de comprendre la place des sciences à notre époque et la relation de dépendance partielle des savoirs professionnels vis-à-vis de la formation scientifique que reçoivent une bonne partie des cadres et des hauts fonctionnaires.

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